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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/152

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de la raison pratique, cette question du passage de l’ordre idéal à l’ordre réel, qui tient une si grande place dans la Critique de la raison spéculative, ou plutôt il se hâte de supposer, sans en donner aucune preuve, qu’elle doit être résolue dans un sens dogmatique, après avoir accumulé, dans son premier ouvrage, les arguments les plus pressants pour la résoudre dans un sens sceptique. La contradiction est manifeste et nous ne songeons ni à la dissimuler ni à l’atténuer ; mais nous le répétons, elle n’infirme en rien la valeur des principes formels de la morale kantienne.

M. Fouillée reconnaît que la doctrine d’une morale formelle « est logique et même la seule logique » ; mais il ajoute que « le formalisme pur n’est pas moins difficile à admettre quand on ne veut pas obéir pour obéir, se prosterner pour se prosterner devant une loi dont on ignore l’origine, le but et la valeur intrinsèque. » Il y a ici une confusion entre la morale formelle et le formalisme. La morale formelle est un ensemble de conceptions qui, au point de vue spéculatif, puisent en elles-mêmes toute leur valeur et qui, au point de vue pratique, s’appliquent à la vie réelle dans la mesure où la vie réelle elle-même leur est conforme. Elle offre, sous ce double rapport, une complète analogie avec les mathématiques, Le formalisme n’est qu’une application immodérée de la morale formelle. C’est la prétention de ramener à des formules abstraites les faits de la vie réelle sans tenir compte de leurs conditions d’existence et de la complexité de leurs éléments. On peut abuser des formules mathématiques comme des formules morales ; mais l’abus dans les deux cas ne prouve rien, soit contre la valeur théorique, soit même contre la valeur pratique des principes formels.

Les principes formels ont, dans les mathématiques, plusieurs avantages qu’ils ne retrouvent pas dans la morale. Les formules mathématiques sont attachées à des figures où à des notations qui les fixent aisément dans les esprits. Elles reposent sur des définitions verbales qui ne donnent prise à aucune équivoque. Elles sont confirmées par des expériences constantes et la possibilité de les appliquer aux faits de l’ordre réel ne peut être l’objet d’aucun doute. Les conceptions formelles de la morale n’ont point de notations spéciales. Elles empruntent au langage ordinaire des mots mal définis qui reçoivent les significations les plus diverses et qui donnent lieu à de perpétuelles équivoques. Elles ne peuvent enfin invoquer l’expérience puisqu’elle régissent, non ce qui est, mais ce qui doit être. Elles peuvent seulement demander à l’expérience les conditions dans lesquelles elles sont susceptibles d’une application pratique et elles peuvent trouver une confirmation indirecte dans leur accord, sinon