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ANALYSES.guyau. Morale sans obligation ni sanction.

chapitres que quatre articles. La commune inspiration qui les pénètre donne seule à l’œuvre son unité.

M. Guyau traite successivement du mobile moral au point de vue scientifique ; des divers essais pour justifier métaphysiquement l’obligation ; de la critique de l’idée de sanction ; et des derniers équivalents possibles du devoir. Les raisons de cette division et de cet ordre ne sont pas très faciles à découvrir. Il semble, par exemple, que la critique des théories métaphysiques du devoir serait mieux placée au début même du livre, puisqu’elle a, en quelque sorte, pour effet de déblayer le terrain où doit s’élever la morale positive et scientifique. De même la première et la dernière partie ne sont-elles pas les deux moitiés inséparables d’une seule et même théorie, celle qui s’efforce de trouver dans les faits le principe ou l’équivalent du devoir ? Enfin la critique de l’idée de sanction, là où M. Guyau l’a mise, interrompt, ce semble, la continuité des idées ; sa vraie place serait sans doute à la fin du livre, immédiatement avant la conclusion. Cette partie a d’ailleurs paru ici même ; les lecteurs de la Revue philosophique en ont certainement gardé le souvenir.

M. Guyau étudie d’abord le devoir à titre de fait. C’est, selon lui, non une idée mais un penchant une force irrationnelle et mystérieuse, comme celle de tous les instincts. Dans une analyse où les faits abondent, il distingue les différentes formes du sentiment moral, impulsion ou répression subite et tension constante. À vrai dire, ce sentiment est moins un instinct particulier que le caractère dont peuvent se revêtir tous les instincts pourvu qu’ils remplissent ces trois conditions, 1o être à peu près indestructibles, 2o être à peu près constants, 3o être liés à l’intérêt de la conservation de l’espèce. Aussi s’attache-t-il à peu près exclusivement à l’instinct social, bien qu’il puisse accompagner aussi l’instinct esthétique. On peut-même concevoir que dans une société d’avares qui s’exciteraient mutuellement à l’avarice naîtrait bientôt « un devoir de parcimonie aussi fort comme sentiment que bien d’autre devoirs. » M. Guyau croit trouver la contre-épreuve de cette théorie dans l’évolution historique de la moralité humaine : c’est, selon lui, aux devoirs positifs de charité que s’est d’abord attaché le sentiment du devoir.

Quelle est l’origine de ce sentiment ? L’école hédoniste ou utilitaire croit le trouver dans la conscience du plaisir et dans le désir qui en résulte ; mais il a une source plus profonde que le plaisir et la conscience même ; il a sa source dans la vie. Sans doute le plaisir et la douleur sont les ressorts visibles de la vie consciente ; mais la conscience n’embrasse pas la vie tout entière. « L’action sort naturellement du fonctionnement de la vie en grande partie inconsciente ; » son vrai but c’est la vie même ; et la morale peut se définir : la science qui a pour objet tous les moyens de conserver ou d’accroître la vie matérielle ou intellectuelle. Or la plus haute intensité de la vie a pour corrélatif nécessaire sa plus large expansion. C’est ce que M. Guyau démontre