Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/525

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
521
BROCHARD. — PYRRHON ET LE SCEPTICISME PRIMITIF

ce qui n’apparaît pas aux sens il ne nie pas la vision, mais ignore comment elle s’accomplit il sent que le feu brûle, mais ne sait s’il est dans sa nature de brûler. Un homme est en mouvement, ou il meurt le sceptique l’accorde. Comment cela se fait-il ? il l’ignore. Si on dit qu’un tableau présente des reliefs, on exprime les apparences si on dit qu’il n’a pas de relief, on ne se tient plus à l’apparence, on exprime autre chose.

Nul doute, on le voit, que Pyrrhon n’ait fait une distinction entre les phénomènes et la réalité c’est à peu près la même que nous faisons entre le subjectif et l’objectif. De là ce vers de Timon[1] :

L’apparence est reine partout où elle se présente ;

et Ænésidème[2] disait, dans le premier livre de ses Discours Pyrrhoniens : « Pyrrhon n’affirmait jamais rien dogmatiquement, à cause de l’équivalence des raisons contraires : il s’en tenait aux phénomènes (τοῖς φαινομένοις). »

Faut-il attribuer à Pyrrhon les dix tropes (τρόποι), ou raisons de douter (appelés encore quelquefois τόποι ou λόγοι qui tenaient dans les argumentations sceptiques une si grande place ? Il est probable que Pyrrhon, en même temps qu’il opposait les raisons contraires et d’égale force, a signalé quelques-unes des contradictions des sens. M. Waddington[3] a ingénieusement détaché des résumés de Diogène et de Sextus un trait qui semble bien lui appartenir, et qui est comme un souvenir de ses voyages Démophon, maître d’hôtel d’Alexandre, avait chaud à l’ombre et froid au soleil. Mais la question est de savoir si ces dix tropes, sous la forme, et dans l’ordre où ils nous sont parvenus, étaient déjà des arguments familiers à Pyrrhon[4]. Nous ne le croyons pas. Les dix tropes sont formellement attribués à Ænésidème par Diogène[5], par Aristoclès[6], par Sextus[7] : aucun texte précis ne permet de les attribuer à Pyrrhon. Accordons si l’on veut qu’Ænésidème n’a fait que mettre en ordre des arguments connus avant lui, et s’est borné à leur donner une forme plus précise mais il semble impossible d’aller plus loin[8].

  1. Diog. IX, 105.
  2. Ibid. 106.
  3. Op. Cit.
  4. Diog. IX, 80. Sext., P. I. 82.
  5. IX, 87.
  6. Ap. Eus. præp. Ev. XIV. 18, 8.
  7. M. VII, 345.
  8. La mention dans le catalogue des œuvres de Plutarque par Lamprias (Fabric. Biblioth. Græc. t. V. p. 163) d’un livre περὶ τῶν Πύρρωνος δέϰα τρόπων ne saurait être un argument sérieux. En supposant même le catalogue authentique, à l’époque de Plutarque, on ne fait guère de distinction entre Pyrrhon et les Pyrrhoniens.