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REVUE PHILOSOPHIQUE

en tous lieux par l’opinion et par les lois instituées au hasard[1]. » « Pyrrhon, je désire ardemment apprendre de toi comment encore sur la terre, tu mènes une vie si heureuse et si tranquille, comment, seul parmi les mortels, tu jouis de la félicité des Dieux. »

Ces vers font naturellement penser à ceux où Lucrèce exprime si éloquemment son admiration pour Épicure : c’est le même sentiment, la même effusion de disciple enthousiaste. Mais encore faut-il remarquer que Lucrèce n’est pas un railleur de profession : il y a loin du grave et sévère Romain au Grec spirituel et mordant, à l’esprit délié et subtil, prompt à saisir tous les ridicules et à démasquer toutes les affectations. En outre, Lucrèce n’avait pas connu personnellement ; Épicure ; Timon a vécu plusieurs années dans l’intimité de Pyrrhon. Quelle solide vertu il fallait avoir pour résister à une pareille épreuve ; et quel plus précieux témoignage pourrait-on invoquer en l’honneur de Pyrrhon que le respect qu’il sut inspirer à un Timon !

Il nous est bien difficile, avec nos habitudes d’esprit modernes, de nous représenter ce personnage où tout semble contradictoire et incohérent. Il nous est donné comme sceptique, et il l’est en effet pourtant ce sceptique est plus que stoïcien. Il ne se borne pas à dire : Tout m’est égal, il met sa théorie en pratique. On a vu bien des hommes dans l’histoire de la philosophie et des religions, pratiquer le détachement des biens du monde, et le renoncement absolu. Mais les uns étaient soutenus par l’espérance d’une récompense future, ils attendaient le prix de leur vertu, et les joies qu’ils entrevoyaient réconfortaient leur courage, et les assuraient contre eux-mêmes. Les autres, à défaut d’une telle espérance, avaient du moins un dogme, un idéal, auquel ils faisaient le sacrifice de leurs désirs et de leur personne ; et la conscience de leur perfection était comme une compensation à tant de sacrifices. Tous avaient pour point d’appui une foi solide. Seul, Pyrrhon n’attend rien, n’espère rien, ne croit à rien, pourtant il vit comme ceux qui croient et espèrent, il n’est soutenu par rien, et il se tient debout ; il n’est ni découragé, ni résigné, car non seulement il ne se plaint pas, mais il croit n’avoir aucun sujet de plainte. Ce n’est ni un pessimiste, ni un égoïste ; il s’estime heureux, et cherche à partager avec autrui le secret du bonheur qu’il croit avoir trouvé. Il n’y a pas d’autre terme pour désigner cet état d’âme, unique peut-être dans l’histoire, que celui-là même dont il s’est servi : c’est un indifférent. Je ne veux certes pas dire qu’il ait raison, ni qu’il soit un modèle à imiter : comment contester au moins

  1. Eusèb. Præp. ev., I 14.