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PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

M. Émile Augier, Giboyer et son fils ; chez l’abbé Prévost, Manon et Tiberge ; chez Racine, Phèdre et Hippolyte ; rappelez-vous les vers de Voltaire sur Polyencte et sa belle âme. À un autre point de vue, comparez le nombre des auteurs qui ont réussi à vous présenter des types purs et simples, réellement beaux, à celui des auteurs qui vous ont présenté des types esthétiquement beaux et complexes, plus voisins de la réalité. Comparez aussi les genres et la façon dont ils se prêtent à l’exposition des types d’ordres divers. Que devient la tragédie classique, par exemple, le genre qui se prête le mieux à l’exposition du type simple quand elle n’est plus faite par des hommes de génie. Il ne faut pas moins que le génie, en effet, pour créer le type idéal et le rendre beau. On peut citer Shakespeare et quelques-uns de ses types féminins, Corneille atteint aussi souvent le beau dans l’idéal ; le génie de Racine au contraire, se prête moins à la simplicité complète du type, malgré la forme de la tragédie classique, le personnage esthétiquement beau devient plus réel, le personnage sans tâche s’affaiblit et s’efface ; chez Hugo le personnage idéal et réellement beau est rare également ; Balzac ne nous montre guère la vertu sans alliage ; G. Sand s’est distinguée par d’autres qualités que celle de créer des types du genre dont nous parlons. Fautil, d’un autre côté, énumérer la tâche de ceux qui ont failli en voulant en créer à leur tour ?

On voit quels noms il faut citer, Corneille et Shakespeare, ou encore Molière pour trouver des auteurs qui aient réussi à créer des personnages beaux au point de vue de l’esthétique et de la morale. Si au contraire, nous cherchons dans ce que l’on a appelé le genre réaliste et si nous ne demandons au personnage que d’être esthétiquement beau, tous les types remarquables foisonnent et nous les rencontrons non seulement chez les Shakespeare, mais chez tous les auteurs de grand et de moyen génie, chez ceux même qui n’ont eu que du talent. Shakespeare et Balzac en offrent la plus riche collection ; voyez aussi, pour ne prendre que dans notre siècle, Flaubert, Zola, Daudet, Henri Monnier, Dickens, George Eliot, Tolstoï, Augier, Dumas, V. Hugo, etc. Je cite pêle-mêle les noms qui se présentent à moi.

Est-ce à dire pour cela que le type moralement inférieur soit par lui-même supérieur au point de vue de l’art ? Nullement, c’est même la proposition contraire qui est la vraie. On sait les raisons que donne pour le prouver, M. Taine dans sa Philosophie de l’art ; la démonstration est irréfutable, elle peut se ramener à ceci : que le degré de bienfaisance du caractère implique un degré de systématisation plus élevé dans le personnage. On comprend que ceci ne s’oppose pas à ce que j’ai dit tout à l’heure ; il ne suffit pas, en effet,