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certain temps que la seconde partie de la suggestion ne se réalisait pas (mettre la cuiller d’argent dans la poche de son amie), je l’endors de nouveau, tout en nous promenant, et une fois endormie je l’interroge. — Qu’avez-vous fait tout à l’heure ? — Alors, d’un ton très calme et comme si sa décision était prise et qu’elle s’attendit à tout : J’ai volé une cuiller d’argent. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. — Savez-vous que c’est très mal. — Je ne pouvais faire autrement, ce n’est pas ma faute ; j’étais poussée. — Qu’en avez-vous fait ? — Je l’ai mise dans mon paquet (un paquet enveloppé dans du papier et qui se trouvait dans la salle à manger). — Pourquoi ne l’avez-vous pas mise dans la poche de votre amie ? — Je ne voulais pas qu’elle fût soupçonnée ; c’était moi qui avais volé ; tout devait retomber sur moi. — Qu’auriez-vous fait de cette cuiller ? Où l’auriez-vous mise ? Dans votre chambre ? — Je ne l’aurais pas gardée ; je n’aurais pas voulu me servir d’une cuiller volée ; je l’aurais jetée. — Une fois réveillée, elle ne se rappelle rien.

Mme H… A… qui venait d’être témoin de cette scène me disant à ce propos qu’elle né croyait pas qu’elle céderait à une pareille suggestion, je lui proposai d’en faire l’essai. Je l’endors par la fixation du regard, elle me prévenant de son côté qu’elle fera son possible pour résister à la suggestion. Une fois endormie, je lui dis : À votre réveil vous irez prendre la même cuiller et vous la mettrez dans votre poche ; j’ajoute : Vous aurez beau résister, vous ne pourrez pas faire autrement, et je la réveille. Nous assistons alors à un spectacle des plus curieux, à celui du combat intérieur qui se livre dans son esprit ; sa figure, très expressive et très mobile, reflète toutes les phases d’une lutte violente entre sa volonté et l’autorité de la suggestion qui lui a été faite ; ses yeux noirs révèlent toute la concentration de la pensée sur cette idée de vol qui hante son cerveau ; la face prend un caractère de sombre résolution ; un peintre qui aurait eu à rendre Clytemnestre ou lady Macbeth n’aurait eu qu’à copier servilement le modèle que nous avions sous les yeux. Il est évident que la lutte est acharnée entre le bien et le mal ; mais quelqu’acharnée qu’elle soit, elle n’est pas longue. Mme H… A… se lève de son fauteuil ; on voit à son air dur, un peu farouche, que sa décision est prise ; elle va à la fenêtre, s’y arrête un moment, repart, s’arrête de nouveau, puis va droit au buffet, l’ouvre, prend la cuiller et la met dans sa poche. À cet instant toute trace du combat intérieur de tout à l’heure a disparu ; la figure a repris son expression ordinaire ; elle est calme, un peu souriante. Nous l’avions suivie dans la salle à manger. Que faites-vous là, lui dis-je ? — Rien. — Qu’’avez-vous fait tout à l’heure ? — Rien, de l’air le plus innocent