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lois qui régissent les phénomènes sous lesquels se manifeste son existence, par un autre il semble qu’il s’en distingue et qu’il les domine ; en possession de la loi morale, il semble qu’il échappe aux lois mêmes d’une sorte de mécanisme mental, et qu’il ressaisisse son essence vraiment humaine au-dessus de la sphère où se déroulent les phénomènes, de telle sorte qu’il en soit peut-être la véritable cause, et qu’il en dirige librement le cours, encore que d’une manière mystérieuse et obscure, à travers le temps et l’espace (pp. 71-73).

Ainsi en nous il y a deux hommes : l’homme empirique, tel que nous le connaissons en nous et hors de nous, et l’homme moral, j’allais dire nouménal, tel que nous le sentons ou le pressentons parfois au plus profond de nous-mêmes. Que la loi morale, en effet, soit insaisissable dans l’expérience et qu’elle n’y réside point, suivant la profonde remarque de Kant, c’est une nécessité ; car, ou elle n’existe pas ou elle est, par essence, la règle des actes futurs, de l’expérience à venir ; et comment déterminerait-elle l’expérience, si elle ne la précédait et ne s’en distinguait ? Mais si cette condition essentielle lui confère une dignité et une autorité suprêmes, en revanche c’est peut-être un problème insoluble que celui des rapports de la loi morale avec la détermination de nos actes réels ; car, bien que ces derniers paraissent à première vue comporter une détermination morale, on ne peut oublier pourtant que ce sont des phénomènes ; et les phénomènes peuvent-ils manifester d’autres lois que celles du déterminisme qui les enveloppe dès qu’ils sont venus à l’existence ? Même en admettant l’influence déterminante de la loi du devoir sur nos actes libres, cette influence resterait mystérieuse et ne laisserait aucune trace dans les séries des phénomènes, sous peine que la loi morale et la liberté ne vinssent tomber au niveau du mécanisme de l’expérience et s’y évanouir.

Et, de fait, en analysant la notion même du devoir, quel est, en somme, le souverain bien ? Est-ce tel ou tel acte défini ? Parmi toutes les actions qu’ont jamais accomplies les hommes, en est-il une seule dont nous puissions dire d’une manière absolue qu’elle est bonne ou mauvaise ? non : car l’acte lui-même n’est moralement ni bon ni mauvais : Ce qui vaut, c’est le respect de la loi parce qu’elle est la loi ; c’est la soumission libre à l’ordre parce qu’il est l’ordre, quelles qu’en soient les conditions ou les conséquences. Mais comme en réalité, la loi ne peut commander, ni l’homme obéir, pour ainsi dire, en blanc, c’est une nécessité que toujours un acte intervienne, et subisse une qualification morale, que par sa nature phénoménale il ne comporte pas. De là une sorte d’antinomie d’un intérêt suprême pour le moraliste : entre la loi du devoir et les actes indifférents, nécessité et impossibilité tout à la fois de trouver une relation ; car, sans cette relation, pas de moralité possible ; avec elle, déchéance de la loi, qui, en tombant dans l’expérience, s’y corrompt et s’y détruit ; confusion de la loi autonome et des phénomènes, de la liberté et du déterminisme.

M. Lévy, en fervent disciple de Kant, est pénétré de ces difficultés