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DUNAN. — les théories métaphysiques

Ce n’est pas que cette doctrine ne compte aujourd’hui encore des partisans nombreux et autorisés. Cependant nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire d’en faire l’objet d’une étude spéciale : d’abord parce que c’est à tort qu’elle se réclame du grand nom de Leibniz, et ensuite parce que nous aurons occasion de la retrouver en étudiant une forme plus vaste et plus compréhensive de la doctrine réaliste. Ces éliminations faites, nous n’apercevons plus que deux

    rentes dans le temps et dans l’espace. Nous ne pouvons en ce moment discuter à fond la question, d’autant plus que la chose a été faite avec une compétence supérieure (voir Nolen : La critique de Kant et la métaphysique de Leibniz) ; mais nous indiquerons très rapidement quelques-unes des raisons qui nous paraissent imposer cette interprétation du monadisme leibnizien :

    1o Leibniz soutient invariablement qu’il n’existe point et qu’il ne peut exister de purs esprits, sauf Dieu. Or il est évident que, si les corps étaient composés de monades, chaque monade serait justement un pur esprit. La pensée de Leibniz se comprend très bien au contraire, si notre corps est pour nous une simple donnée de la représentation, mais une donnée nécessaire dans tout esprit fini.

    2o L’hypothèse d’après laquelle les corps seraient, absolument parlant, composés de monades, donne lieu à d’inextricables difficultés pour ce qui concerne les rapports de ces monades avec l’espace. D’abord il faudrait pouvoir comprendre comment une monade, c’est-à-dire un principe spirituel, peut être dans l’étendue à un titre quelconque, ou peut servir à composer l’étendue. Le sens commun qui met nos âmes dans nos corps comme un enfant met un insecte dans une petite boîte, trouve cela tout simple ; mais la raison philosophique est un peu moins facile à contenter. Ce n’est pas tout. Les corps seraient formés de monades, et l’étendue résulterait de l’agglomération de ces monades inétendues ! Nouveau mystère. On s’en tire en disant que l’espace est idéal, non réel, et qu’il n’y a pas lieu par conséquent à composer avec des éléments inétendus une étendue véritable. — Soit, mais ces monades prises individuellement ont pourtant une situation. Leibniz le dit lui-même lorsqu’il définit l’espace « un ordre des situations, ou selon lequel les situations sont rangées ». (5e écrit de Leibniz à Clarke, § 104.) Ces situations sont donc, logiquement au moins, antérieures à l’espace ; mais, comme une situation ne se comprend que dans l’espace même, il en résulte que Leibniz aurait admis un espace avant l’espace !

    3o S’il est un point dans la philosophie de Leibniz sur lequel il ne varie jamais, et qui tienne au fond le plus intime de cette philosophie, c’est assurément la doctrine de la non-communication des substances et de l’harmonie préétablie. Or cette doctrine devient un véritable non-sens, si l’on admet que les corps soient effectivement composés de monades. Que veulent dire en effet ceux qui entendent ainsi le monadisme ? Une seule chose évidemment, c’est que les corps exercent les uns sur les autres une action réelle. Comment concilier cela avec l’harmonie préétablie, avec cette conception de monades « qui n’ont point de fenêtres.… qui ne peuvent recevoir aucun changement du dehors, etc. ? »

    Ce n’est pas tout. L’harmonie préétablie se lie à la théorie des perceptions des monades. En quoi consistaient donc ces perceptions, dans la pensée de Leibniz ? C’étaient des représentations distinctes ou confuses de tout ce qui se passait dans toutes les autres monades de l’univers. En d’autres termes, ce que nous appelons aujourd’hui nos sensations, ne sont, d’après Leibniz, que des formes et des apparences sous lesquelles nous nous représentons les états divers d’esprits plus ou moins semblables au nôtre. Comment peut-on donc oser dire que les objets de nos sensations, c’est-à-dire les corps, sont des amas ou des agrégats de ces esprits ?