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tion de principe évidente, puisque c’est la question même. Avec leur prétendu argument, Kant et les réalistes ne font donc pas avancer la difficulté d’un seul pas.

Ajoutons avec M. Renouvier : « L’unique sens que toute mon attention discerne [dans l’argumentation de Kant] est celui-ci : Si des choses apparaissent, il faut aussi que quelque chose existe indépendamment des qualités et actes d’apparaître, (tant de s’apparaître à soi que d’apparaître à autrui). Je comprends l’énoncé, à la vérité, mais c’est tout ; je ne vois nul motif à l’appui, rien qui sollicite mon assentiment, et je me retrouve avec ma parfaite impuissance à concevoir le noumène à part du phénomène[1]. »

Les réalistes ont-ils en réserve d’autres arguments que celui-là en faveur de ce quelque chose dont nous n’avons aucune expérience, et dont nous ne pouvons rien dire, sinon qu’il est quelque chose ? Nous ne savons ; mais, dans tous les cas, afin de prévenir s’il se peut un retour offensif de l’adversaire, nous croyons utile d’examiner d’un peu près ce quelque chose indéterminé qui paraît faire le fond de la métaphysique réaliste.

D’où nous vient donc cette idée du quelque chose, et à quoi répond-elle ? La réponse à cette question est dans Hume et dans Stuart Mill : un quelque chose ou un objet, c’est simplement un groupe de sensations actuelles ou possibles, unies dans notre esprit par la loi d’association. Il serait inutile de recommencer in extenso la démonstratio n qu’ont donnée à ce sujet les deux plus éminents représentants de la philosophie associationniste : contentons-nous d’en rappeler les traits principaux.

Nous prendrons un exemple pour fixer les idées. Soit une feuille de papier blanc. Quelle est la nature de cet objet ? Quelles qualités vais-je lui reconnaître, celles que je perçois, ou celles que je ne perçois pas ? Celles que je perçois, évidemment. Donc cette feuille de papier est blanche, plane, mince, flexible. Est-ce tout ? Non, car il est certaines propriétés que je ne perçois pas actuellement, mais qu’elle possède à coup sûr, puisqu’il me suffirait, pour les percevoir, de me placer dans les conditions nécessaires pour cela. Ainsi cette feuille de papier placée dans un milieu très sec ou très chaud se racornirait, se contracterait en perdant sa flexibilité ; jetée au feu, elle donnerait une vive flamme, noircirait et tomberait en cendres. Est-ce tout cette fois ? Oui sans doute : un certain nombre de propriétés apparentes, un nombre probablement beaucoup plus grande de propriétés cachées, mais qui peuvent devenir apparentes sous certaines

  1. Logique, tome I, p. 43.