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disons pas en nombre, mais en nature, et non pas deux ni multiple. Ce grand principe, du reste, est susceptible d’une démonstration immédiate et directe, que l’on peut, en s’inspirant des Éléates et de Platon, formuler dans les termes suivants : Si l’être était deux, il faudrait, ou bien que les deux n’eussent rien de commun, et, dans ce cas, un seul des deux serait vraiment l’être, l’autre ne serait rien ; ou bien que les deux eussent au moins une ou plusieurs qualités communes, parmi lesquelles se trouverait précisément celle de l’existence réelle et absolue : mais, dans ce cas, l’existence absolue ne serait qu’une qualité, c’est-à-dire une abstraction, ce qui implique contradiction dans les termes.

Mais d’où vient donc que cette grande vérité de l’unité de l’être ait été si constamment méconnue, nous ne disons pas par les grands philosophes, mais par le sens commun philosophique ? On en peut, à ce qu’il semble, assigner deux causes. La première de ces causes c’est le langage, et voici comment. L’idée d’existence s’exprimant par un mot abstrait, comme tout ce qui est qualité ou attribut, nous tendons naturellement, en vertu d’une habitude enracinée de l’esprit, à faire de l’existence une chose abstraite, tandis que son nom est le nom même du concret. L’existence ainsi convertie en un attribut, il nous paraît tout simple de la considérer comme pouvant appartenir à toutes sortes de sujets, et nous ne réfléchissons pas en Le faisant qu’il ne peut y avoir de sujets que les êtres mêmes, et que l’existence ne détermine pas un sujet, parce qu’elle constitue tous les sujets. Ainsi l’erreur fondamentale du dualisme est la même qu’on retrouve dans l’argument ontologique réfuté par Kant, c’est de faire de l’existence absolue et concrète un attribut.

La seconde cause de cette même erreur dualiste est d’une autre nature. On aura beau dire avec Parménide que l’être est, que l’être c’est le concret et l’absolu, il n’en reste pas moins vrai que cette idée de l’être demeure pour l’intelligence absolument vide et indéterminée, tout concret qu’est son objet, tant que nous n’avons pas su donner à l’être un autre nom qui puisse présenter à l’esprit un sens plus plein. C’est pour cela que l’on considère si souvent l’idée de l’être comme une sorte de moule creux susceptible de recevoir tout ce qu’il plaira d’y verser, et qu’on se croit en droit de la remplir soit avec tel groupe d’attributs essentiels, soit avec tel autre. L’étendue, la résistance, la pensée, bien d’autres choses encore, semblent également bonnes à jeter dans cette sorte de capacité indéterminée, et qui paraît pouvoir tout contenir. Le moyen d’éviter cette erreur, et d’empêcher que l’être reçoive une multitude de faux noms, c’est de lui donner son nom véritable : s’il est concret, il faut bien qu’il