Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
262
revue philosophique

dompter sa nature. Au début, on ne put brider la passion préhenseuse qu’en distribuant la terre de la même façon que le Fuégien de Darwin partagea sa cotonnade, qu’en donnant des morceaux de terre de même grandeur à tous les membres d’une même gens. C’était la seule manière de les satisfaire ; seules les parts incluses dans des lignes droites avaient le pouvoir d’empêcher des réclamations. La ligne droite acquit donc la puissance de dompter leurs passions sauvages ; elle devait donc à leurs yeux se revêtir d’un caractère auguste : les Pythagoriciens, éblouis par les propriétés des nombres, attribuaient à la décade un caractère fatidique. La ligne droite représentait pour les hommes des premiers partages agraires tout ce qui était équitable, tout ce qui était juste. L’on peut juger de l’action mystique sur le cerveau humain de la ligne droite qui limitait les parts de terres arables, par ce seul fait que le mot droit, et non le mot balance, signifie dans toutes les langues ce qui est équitable, cependant l’image de la balance est si frappante qu’elle allait devenir l’attribut par excellence de la justice. Ne point dépasser l’équilibre de la balance, pour dire suivre les règles de l’équité, était un axiome de la sagesse pythagoricienne.

Vico avait attiré l’attention sur ce fait important que « la plus grande partie des mots ont une origine sauvage et campagnarde (selvagge e contadinesche)… ; les premières communautés furent dites par les Grecs φρατραι, peut-être de φρεαρ, puits ; comme les premiers villages furent appelés par les Latins pagi, de πηγὴ, fontaine » [1]. Mac Lennan fait remarquer que « le mot circassien theusch qui désigne fraternité, société, signifie aussi graines » [2].

Dans la langue gaélique, siol veut dire graine, blé, enfant, tribu, clan ; en breton gwen, semence, race, famille. Σπερμα, graine, semence, race ; φυλλον, feuille ; φῦλλον, tribu, race ; γονη, semence, fruit de la terre, petit d’un animal, enfant. — Le partage agraire a contribué pour sa bonne part dans la formation des langues[3].

La racine ορ, donne naissance à trois séries de mots qui paraissent

  1. Vico, loc. cit., Dell′ Iconomica poetica.
  2. J. M. Mac Lennan, Primitive mariage, 1876, London.
  3. Il est probable que le partage des terres concourut au perfectionnement de l’art d’écrire ; car il fallait inscrire les noms des pères de familles ayant droit aux lots de terre et les parts qui leur étaient allouées. En tout cas la disposition des lignes avait en Grèce une origine paysanne. Les premières lois d’Athènes étaient écrites alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, à la manière des bœufs qui labourent, comme l’indique le mot, βουστροφηδόν.