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bilité subjective, l’influence pratique de la loi morale sur nos actes.

Quant à la moralité personnelle, elle exigeait une révision des résultats trop rigoureux de l’analyse, sous peine d’être nulle ; et la moralité personnelle étant nulle, que fût-il resté de la moralité ? Qu’on se souvienne, en effet, des conditions de la responsabilité morale proprement dite : le devoir, qui implique liberté et responsabilité, est l’absolu ; et l’absolu, par essence, est inconnaissable ; bien plus, il n’existe qu’à la condition que nous ne le connaissions pas, et, devrait ajouter M. Lévy, que nous ne le réalisions pas ; car les conditions mêmes de notre connaissance et de notre activité soumettent nos actions comme nos pensées aux formes constitutives de notre esprit ; or, tomber sous les conditions de la pensée qui le connaît, n’est-ce pas, pour l’être, tomber dans la relativité même ? Donc le relatif seul est intelligible, l’absolu ne l’est pas le déterminisme, la solidarité, la prédestination, l’aveugle Fatum des païens ou des positivistes sont intelligibles ; le libre arbitre, la grâce, le règne des fins et de la moralité sont inintelligibles, parce que l’esprit humain, pour les comprendre, devrait renoncer à ses formes essentielles, au principe universel de la causalité.

Dès lors, comme M. Spencer, et pour des raisons qui, en somme, ne diffèrent pas essentiellement des siennes, l’un et l’autre invoquant le caractère inintelligible ou « inconnaissable » de l’absolu, M. Lévy interdit à l’homme la connaissance de la liberté, de la responsabilité absolues, et, pour être conséquent, j’ajouterais à sa place, de la loi morale absolue. Ce sont, à ses yeux, mystères devant lesquels la raison doit ressentir une humilité profonde (p. 122) ; et cette humilité est la sagesse, sinon la moralité même. Malheureusement, et M. Lévy le sent très bien, une pareille moralité est béate, quiétiste, ou, comme disaient les anciens, paresseuse (P. 204) ; abîme dans l’infini, elle y voit s’effondrer tout l’homme, personnalité, liberté, responsabilité, justice ; puis, comme si le mysticisme qui méprise la matière ne pouvait s’empêcher d’offrir toujours à celle-ci une terrible revanche, le mystique accepte dans la vie réelle et couvre du principe de l’indifférence des actes les débordements de l’intérêt et de la violence.

Encore si de telles conséquences étaient rigoureuses autrement qu’en apparence, si l’absolu pouvait justifier ces élévations de l’âme croyante, et si la croyance cessait d’être naïve en rencontrant un réel objet ! Mais, pour notre part, nous ne pouvons nous empêcher d’en douter ; car si l’absolu est inintelligible, tout au plus est-il permis d’en conclure que son existence est possible ; mais, s’il n’était pas, la sagesse serait-elle encore de s’abîmer en lui ? ou, s’il est, sans que nous le connaissions, qu’est-il pour notre raison, sinon le néant même, et pourquoi notre raison abandonnerait-elle la direction de la vie réelle pour se perdre dans ce néant ? aussi bien, est-ce ne rien connaître de cet inconnaissable que de soutenir qu’il est devoir, qu’il est liberté, qu’il est moralité ? et pourquoi contester aux matérialistes qu’il soit nécessité, destin et indifférence ? Serait-ce qu’un ordre de la loi morale nous tire