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trices, ne nous apprennent rien de bien certain sur ces états. Excité à nous communiquer ses sentiments intimes, il les modifie par cela même. Il nous présente comme actuellement conscient ou inconscient ce qui, au premier moment, ne l’était pas. Il traduit mal sa pensée, il la tronque, il l’exagère. Souvent même il cherche dans nos yeux la réponse à faire ; il la risque à tout hasard, d’après nos sentiments présumés, par envie de nous plaire ou par crainte de nous fâcher. L’enfant qui se voit interrogé devient innocemment hypocrite. Il ressemble en cela à l’homme des races primitives. Un sauvage australien avait apporté à Oldfield quelques spécimens d’une espèce d’eucalyptus. Désirant connaître les habitudes de la plante, le voyageur lui demande : « Est-ce un grand arbre ? » L’Australien répondit immédiatement que oui. Peu satisfait de sa réponse, Oldfield lui demanda de nouveau : « C’est un petit arbrisseau ? Oui, » > répondit-il encore[1]. L’enfant élude ainsi quelquefois nos questions embarrassantes. D’autres fois, pendant que nous épions chez lui l’effet de notre suggestion, son attention et son imagination sont bien loin du lieu et du moment présent : une impression, pour nous inaperçue, quelque sourde incitation du cerveau ou des viscères, l’ont enlevé, pour un court instant, à nous et à sa conscience. Ou bien encore, telle impression qui nous paraît avoir à peine effleuré son esprit, vient nous étonner par une brusque irruption dans ses discours ou dans sa conduite. Comment fixer à coup sûr cette conscience mobile ?

Un enfant de quatre ans et demi se promène avec moi dans un jardin public. Je vois ses yeux fixés sur un grand nuage blanc qui couvre une grande partie du ciel. Je me prends à dire : « Le beau nuage ! Comme il marche lentement ! » Et l’enfant d’ajouter : « Médor ? Il est bien malade, il ne peut plus marcher, je crois qu’il mourra bientôt. » Un autre jour, dans le même lieu, je m’écrie : Nous avons cette année de bien jolies journées de juin. — Mais non, mais non, réplique l’enfant, le temps est tout à fait triste maintenant. On ne me laisse plus guère sortir avant cinq heures du soir, à cause du grand soleil. Pourquoi me mettre un chapeau, alors ? » Pendant une matinée du même mois, nous avions grimpé au haut d’une colline dominant une des belles vallées de Gascogne. « Regarde, lui dis-je, ces peupliers si bien alignés le long du ruisseau, et, à leur gauche, bien au loin, toutes ces grandes taches vertes ou jaunes : ce sont des champs et des prairies. — Tu te plais donc ici ? me dit l’enfant me regardant d’un air très sérieux. Je ne m’y amuse pas

  1. Lubbock, L’homme avant l’histoire, p. 7.