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BERNARD PEREZ. — la conscience et l’inconscience

moindre degré, par l’effet de l’expérience personnelle, ne soit représenté dans la plus humble des admirations et des aspirations esthétiques. Ce serait peine perdue de chercher à placer un si complexe idéal devant la conscience d’un tout jeune enfant, mais non pas de lui en faire apercevoir de temps à autre les traits les plus saillants et les plus simples. Je rirais vraiment d’un petit esthéticien de six ou sept ans (je crois avoir vu de ces monstres-là) qui, en face d’un beau site, d’un ardent coucher de soleil, d’une immense nappe d’eau, du spectacle imposant des montagnes, formulerait, en connaisseur, en perroquet instruit par un sot maître, les raisons savantes du plaisir qu’il éprouverait. Heureux de vivre, de courir, de voir, d’écouter, de jouir par tous ses sens à la fois, au sein d’une admirable nature, il ne doit traduire toutes ces vives impressions que par des exclamations naïves : « Quel bonheur d’être ici ! le beau ciel ! les beaux arbres ! les jolies pelouses ! le joli ruisseau ! la vaste mer ! la grande montagne bleue que voilà ! » Des substantifs et des épithètes accumulés voilà pour un jeune enfant, la forme naturelle de l’appréciation esthétique. Je lui passerais à la rigueur quelques formules, mais rares, et naïvement reproduites, de psittacisme esthétique, à condition que les réflexions de son cru fussent aussi enfantines, aussi primitives que possible.

Il en est de même du plaisir tout imaginaire et tout sympathique des récits et des historiettes. L’enfant n’est pas incapable de nous raconter avec émotion toutes ces scènes pour lui si vraies et si réelles. Mais il les sent en acteur fictif. Les réflexions que l’auteur y insère ou qu’il prête à ses héros ne passent pas inaperçues pour le jeune esprit ; mais c’est là ce qui le frappe et l’intéresse le moins. Ce qui l’émeut si fort, et jusqu’à interrompre sa respiration, c’est la suite animée des faits, non pas des faits en eux-mêmes, mais en tant que mêlés à des sentiments variés, mobiles et fins d’action. Un de mes petits amis, à l’âge de cinq ans, avait déjà lu, au moins vingt fois, je ne sais plus quel charmant livre de M. Girardin. Je lui demandai comment ce livre pouvait tant l’intéresser. Il fut tout d’abord embarrassé de répondre mais son hésitation ne fut pas longue : il se tira d’affaire en commençant à me débiter par le menu, et presque avec les mots du livre, les événements de cette palpitante histoire. De toutes ces émotions si vives en elles-mêmes, et si obscures dans leurs caractères et dans leurs causes, de ces émotions ressenties à l’âge où le cerveau à sa plus grande plasticité, croit-on qu’il ne reste rien, l’intérêt une fois passé, et jusqu’au nom du livre oublié ? Il en résulte des tendances à l’action enchaînées quelquefois pour la vie à une image, à une série d’images, à une phrase, à un