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ANALYSES.a. franck. Essais de la critique philosophique.

les sujets qu’il a traités, et ils embrassent toutes les parties de la philosophie, il a su unir à une érudition très rare pour son époque une critique pénétrante, une pensée indépendante de tout préjugé d’école, un jugement sinon très profond, du moins solide et sûr. Son originalité, comme le dit très bien M. Franck, fut d’être « un éclectique en dehors de l’éclectisme ». Victor Cousin est resté, pour ses détracteurs comme pour ses admirateurs, le père de l’éclectisme ; mais ce nom d’éclectisme a une signification plus générale que celle qui s’y est attachée comme dénomination d’une école. Il exprime exactement l’une des formes les plus fécondes du mouvement des esprits au commencement de ce siècle. On s’est dégoûté de la théorie pure. On fait appel, sur toutes les questions, aux enseignements du passé, impartialement interrogé. Le renouvellement des études historiques date de là et les études historiques, à leur tour, s’introduisent, pour les renouveler, dans la philosophie, dans la littérature, dans le droit, dans la religion elle-même. Ce mouvement est sensible dans la direction que prit de bonne heure la pensée de Thurot, alors même qu’il ne s’était pas encore dégagé de l’esprit et des formules de l’école de Condillac. Il s’engage de plus en plus dans une voie franchement et largement éclectique, à mesure que ses goûts personnels et l’objet propre de son enseignement au Collège de France[1] l’invitent à une étude plus approfondie de l’histoire de la philosophie. Il s’approche ainsi beaucoup plus que Cousin et ses disciples de l’idéal d’une doctrine empruntée à tous les systèmes sans retenir ce que chacun d’eux a d’exclusif et d’absolu. Il ne voyait précisément dans Cousin qu’un faux éclectique, dont le principal effort se portait moins vers la conciliation des systèmes que vers la polémique contre les doctrines de Locke et de Condillac. Il lui en voulait d’attaquer ainsi sans mesure des maîtres auxquels lui-même restait attaché, quoiqu’il eût cessé d’être leur disciple.

L’éclectisme de Cousin n’a été qu’une étiquette pour une œuvre qu’il faut juger en elle-même, en faisant la part de l’originalité propre des idées et de l’influence exercée sur la philosophie contemporaine. L’éclectisme plus sincère de Thurot n’a eu qu’une influence restreinte et passagère, et il n’a marqué sa trace que par quelques aperçus judicieux sur des questions particulières de psychologie et de logique. Toutefois le besoin de l’éclectisme n’a pas cessé de s’imposer à la pensée contemporaine. Nous le retrouvons dans toutes les sphères où il se manifestait il y a soixante ou quatre-vingts ans et il a survécu en philosophie à l’avortement de l’éclectisme proprement dit. La dernière étude de M. Franck a pour sujet « un révolutionnaire en morale », qui n’est autre qu’un pur éclectique. Avec un esprit plus pénétrant et plus fort que le bon sens un peu terre à terre de Thurot, M. Fouillée combat

  1. L’enseignement de la philosophie au collège de France n’a eu pour objet que la philosophie grecque et latine, jusqu’au moment où a été créée pour M. Nourrisson une chaire de philosophie moderne.