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PAULHAN. — les phénomènes affectifs

voyant un paysage peint, que l’on arriverait à se promener dans un paysage semblable, on n’a pas l’émotion esthétique pure. Dans l’émotion esthétique la tendance ne se réveille pas consciemment, il n’y a pas désir, il n’y a que contemplation, l’arrêt s’effectue plus tôt, l’émotion esthétique a donc ceci de particulier au point de vue de la psychologie générale qu’elle est due à une excitation complexe, très systématisée, arrêtée au point où la tendance créée par l’excitation donne naissance aux phénomènes de sensation et d’intelligence.

M. H. Spencer fait remarquer dans ses Essais de Morale, de Science et d’Esthétique, que l’émotion esthétique est souvent excitée par les objets qui jadis ont été utiles à nos ancêtres. On voit combien ce fait s’explique facilement dans la théorie que j’ai exposée. En effet la vue et en général la connaissance par les sens de ces objets s’associaient autrefois à un certain nombre d’actes fréquents, elle était par conséquent une tendance naissante vers de certains systèmes de mouvements, et les actes étaient fréquemment, à cette époque, déterminés par les sensations visuelles, tactiles, auditives, et données par les objets en question. Maintenant au contraire, si la tendance naît en nous, grâce à l’hérédité et à la structure acquise, elle est immédiatement enrayée, elle ne se fait même pas toujours reconnaître par la conscience comme une impulsion vers tel ou tel système d’actes déterminés, et ce sont là, comme nous l’avons vu, les conditions de l’émotion esthétique[1].

Nous sommes donc amenés par toutes nos analyses à voir dans le sentiment le produit d’une tendance au mouvement qui rencontre des obstacles. Mais il nous reste à savoir si toute tendance au mouvement qui rencontre des obstacles produit un sentiment. Dans le cas contraire, nous arrivons à rechercher quelles sont les conditions particulières nécessaires à la production du sentiment. À mon avis, nous trouvons ces conditions dans le second des caractères que nous avons remarqués plus haut, dans la multiplicité des éléments psychiques qui prennent part à l’acte de conscience et se réunissent pour le constituer.

Si nous nous plaçons au point de vue de la psychologie générale, tout fait psychique nous apparaîtra comme une tendance vers un mouvement, et tout fait conscient comme un résultat de l’arrêt à quelque degré de cette tendance. En effet, nous voyons que la conscience diminue alors que la tendance rencontre de moins

  1. Il se produit ici un phénomène analogue à ceux que M. Setchénoff a étudiés dans ses Études Psychologiques. Je dois signaler ici le rôle important que jouent les actions d’arrêt dans la psychologie de M. Setchénoff. L’idée de l’arrêt comme cause du désir est indiquée par Bain, Les émotions et la volonté, p. 410.