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progressive des idées avec leur origine ? Ils établissent sans peine que les idées de l’humanité varient, que ce qui a été inconcevable à une époque a paru concevable à une autre et inversement ; mais dans cette discussion, ne confondent-ils pas des notions relatives aux faits, comme celle du mouvement de la terre, par exemple, ou de l’existence des antipodes, avec les notions d’ordre purement abstrait qui constituent la raison, au sens spécial de ce terme ? Réunissons les deux questions en une seule : les vérités mathématiques sont plus ou moins connues ; mais la partie qui en est connue varie-t-elle dans son contenu et peut-elle se ramener aux données expérimentales ? Ces vérités ne constituent-elles pas, dans la pensée humaine, un élément manifestement a priori ? Les idées morales offrent le spectacle de variations étranges ; et, à considérer les choses en général, elles progressent ; mais le fait que les idées du bien et du mal ont été et sont appliquées de manières très diverses, et souvent contradictoires, n’enlève absolument rien à la réalité de ces idées et à leur caractère spécifiquement distinct. Le devoir, bien que conçu de manières différentes, reste le devoir. Peut-il se ramener à l’égoïsme, même à un égoïsme modifié par l’hérédité et par les conditions de la vie sociale ? C’est la tentative imposée aux évolutionnistes purs ; mais il est permis d’élever des doutes graves sur les succès de leur entreprise. N’y a-t-il pas entre l’idée de la jouissance, la seule qu’on puisse extraire de la sensation et l’idée de la vertu une différence que les efforts les plus ingénieux ne peuvent que dissimuler sans réussir à la détruire ?

Voilà bien des questions soulevées par les thèses expérimentales qui sont à la base de la doctrine de l’évolution. Cette doctrine, en tant qu’elle s’oppose à l’idée d’un monde immédiatement organisé et demeuré fixe dans tous ses éléments, renferme assurément une grande part de vérité. Le monde a varié et ses variations ont constitué un progrès, voilà qui demeure acquis. Mais lorsque les partisans de l’évolution affirment le caractère absolu du progrès, et surtout lorsqu’ils affirment la réduction scientifique à l’unité des divers éléments du monde, lorsqu’ils pensent avoir constaté le passage de la matière inorganique à la vie, de la vie simple à la sensation, de la sensation à tous les phénomènes de la vie intellectuelle et morale, ils franchissent toutes les bornes d’une induction sagement expérimentale ; ils construisent une synthèse qui est pour le moins prématurée. Cette synthèse est le résultat d’une conception systématique, et c’est par là que la doctrine de l’évolution devient une philosophie. Quelle est cette philosophie ? C’est là, comme je l’ai dit en commençant, l’objet spécial et direct de mon étude.