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FONSEGRIVE. — du raisonnement par l’absurde

Quand elle satisfait à ces deux conditions, cette méthode de démonstration est rigoureuse et ses conclusions sont inattaquables, mais elle est toujours moins parfaite que la méthode directe. Celle-ci, en effet, montre non seulement qu’une proposition est vraie, mais pourquoi elle est vraie ; la réduction à l’absurde montre seulement qu’une proposition est vraie sans donner les raisons de cette vérité. On doit donc, toutes les fois que cela est possible, préférer la méthode directe à la méthode indirecte. C’est pour cela que le raisonnement par l’absurde tend de plus en plus à disparaître des livres de mathématiques.

Il y a donc trois sortes de raisonnements par l’absurde : 1o la découverte par l’analyse de l’absurdité d’une proposition ; 2o la réfutation d’une proposition par l’absurdité où nous serions réduits, si nous l’admettions, d’affirmer et de nier à la fois une même proposition ; 3o la preuve d’une proposition par l’absurdité où nous serions réduits, si nous admettions sa contradictoire, d’affirmer et de nier à la fois une même proposition.

III. Examinons l’usage de ces trois sortes de raisonnements dans les sciences. On voit aisément que c’est le premier seul qui est directement probant. Les deux autres ont besoin que l’on admette antérieurement la vérité d’une proposition. De deux choses l’une, ou cette proposition est immédiatement contradictoire d’une proposition absurde et est prouvée par là, ou elle ne l’est pas, et il faut alors la ramener à une autre qui, elle-même, soit contradictoire d’une absurdité. — Mais il n’y a qu’en mathématiques où les propositions fausses se présentent avec les caractères de l’absurde : dans les sciences physiques, naturelles, morales, la vérité d’une proposition n’est démontrée que par l’expérience ; or, le contraire de l’expérience est toujours intelligible. Dans ce domaine, les propositions le plus évidemment fausses peuvent toujours être entendues. C’est ce qui fait l’infériorité de ces sciences vis-à-vis des mathématiques. Celui qui nie une vérité physique ou morale se met en dehors de l’expérience ou de la conscience, mais demeure intelligent et intelligible ; celui qui nie une vérité mathématique se met en dehors de l’intelligence. — On voit donc que ce sont les mathématiciens seuls qui peuvent se servir de la première espèce de raisonnement, qui consiste dans la découverte directe de l’absurde.

La seconde et la troisième espèces peuvent s’employer dans toutes les sciences. On se sert de la seconde en mathématiques pour découvrir les hypothèses fausses comme en physique et en morale pour réfuter les opinions fausses. Newton refutait ainsi l’hypothèse des tourbillons en montrant que cette hypothèse amenait à nier les faits observés sur la marche des comètes. C’est ainsi qu’on raisonne encore quand on dit qu’il n’y a pas de hasard dans la nature ; si le hasard existait on devrait admettre que les lois de la nature sont sujettes à perturbations. Or, en fait, elles ne sont pas troublées. Les moralistes raisonnent aussi de cette façon pour réfuter le déterminisme : Si le déterminisme est vrai, il n’y a plus de morale ; or, la morale doit