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ANALYSES.merz. Leibniz. — caird. Hegel.

place pour les causes finales, pour la Providence. Mais il n’avait pour adversaire, avec la princesse de Galles pour juge, que le Dr Clarke, dont la bonne volonté surpassait assurément de beaucoup la compétence en ces matières. Aussi pouvait-il écrire à J. Bernoulli que cette discussion n’était qu’un jeu pour lui : « Quia in philosophia omnia percepi atque animo mecum ante peregi. »

C’est surtout dans des controverses de ce genre et dans sa correspondance qu’il faut, on le sait, chercher sa doctrine. Elle n’est développée dans aucun ouvrage vraiment méthodique, achevé. Nous n’avons pas affaire à un philosophe de profession ; il n’est venu à la philosophie qu’après s’être familiarisé avec la logique de l’école, le droit et les mathématiques ; les mathématiques, en particulier, ont eu sur le développement de sa pensée une si grande influence qu’il faut peut-être renoncer à la bien comprendre si l’on n’est pas bon mathématicien. Si ses idées se sont éclaircies pour lui-même, grâce à ces discussions mêmes, au point de justifier pleinement ce qu’il disait à J. Bernoulli, il ne les a pas groupées en un système défini. Les matériaux de sa doctrine, pris un peu partout, sont restés dans le désordre où il les a accumulés au hasard de ses controverses, à pied d’œuvre, pour ainsi dire, et l’édifice qu’ils auraient pu servir à élever n’a jamais été construit.

M. Merz, à l’exemple de tous les historiens de la philosophie, a essayé d’utiliser ces matériaux, je veux dire de donner un aperçu systématique et des principes et de la philosophie générale de Leibniz. Il a très bien montré le caractère de cette doctrine à la fois éclectique et originale, et comme elle est une tentative de conciliation entre la théorie mécanique et la théorie téléologique, la recherche des causes efficientes et des causes finales, la raison et la foi. Mais la partie la plus originale peut-être de son livre est celle qui traite de la destinée de cette philosophie. On oppose volontiers à la vie si modeste de Spinoza la brillante carrière de Leibniz. Il est vrai qu’il s’est trouvé mêlé à d’importantes affaires, qu’il a eu des relations avec les plus grands personnages et les hommes les plus remarquables de son temps. Mais on sait aussi combien tristement s’est achevée cette brillante carrière, et l’on chercherait vainement une entreprise qu’il ait menée à bonne fin parmi toutes celles qu’il avait conçues. Aucune de ces discussions, qui ont rempli sa vie et qui ont pour nous tant d’intérêt, n’a abouti à un résultat décisif. Il n’a pas eu enfin sur ses contemporains l’influence qu’il nous paraît aujourd’hui tout naturel de supposer. C’est que le plus grand génie, peut-être, depuis Aristote, n’était arrivé à ce prodigieux degré d’intelligence que par une sorte de virement la sensibilité, le cœur n’étaient pas chez lui à la hauteur de l’esprit. Il était peu capable de chaleur, encore moins d’enthousiasme, et il en faut pour persuader les hommes, pour donner aux théories même les plus vraies et les plus fécondes la vie sans laquelle il n’y a que de froides abstractions. Par surcroît, son héritage philosophique