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ANALYSES.gumplowicz Grundriss der Sociologie.

de la sociologie ; c’en est la substance même. Si les guerres, les invasions, les luttes des classes ont une influence sur le développement des sociétés, c’est à condition d’agir d’abord sur les consciences individuelles. C’est par elles que tout passe, et c’est d’elles en définitive que tout émane. Le tout ne peut changer que si les parties changent, et dans la même mesure.

Quant à la méthode, suivie par l’auteur, elle repose sur cette idée qu’il n’y a dans le monde ni progrès, ni changement. Sans doute on ne peut pas dire que nous ne laissions jamais se perdre les conquêtes de nos devanciers, que les civilisations antérieures nous arrivent toujours intactes et que nous n’ayons rien à faire qu’à les continuer. Mais ce n’est pas ce qui est en question. Il ne s’agit pas de savoir si le progrès est laborieux, mais s’il y en a un. Ce qu’affirme Gumplowicz : « c’est qu’entre l’intelligence humaine d’il y a quatre mille ans et celle d’aujourd’hui, il n’y a pas de différence qualitative[1] ». Ce qui fait, dit-il, notre supériorité apparente, c’est que nous avons à notre disposition les idées qu’ont acquises nos ancêtres pendant ces milliers d’années et qu’ils nous ont léguées. Quant à notre force d’intelligence, elle est toujours la même. Mais, qu’est-ce que cette force d’intelligence, sinon une autre conception métaphysique fort analogue à celle que nous signalions déjà tout à l’heure ? L’intelligence n’est pas un principe substantiel ; c’est un système d’idées et rien de plus. La valeur d’un esprit se mesure donc uniquement d’après le nombre et la qualité des idées qui le composent. Si nous en avons plus et de plus justes que nos pères, nous avons plus d’esprit qu’eux. Il en est de même de la moralité. Sans chercher à en donner une définition trop précise, on peut dire que la morale sociale a pour fonction essentielle de faire vivre dans le commerce le plus intime possible le plus grand nombre d’hommes possible, sans se servir de contrainte extérieure. Eh bien ! à ce point de vue encore, les sociétés de plus en plus volumineuses d’aujourd’hui, où les intérêts des individus s’enchevêtrent si étroitement les uns dans les autres et où pourtant les châtiments ne sont regardés que comme des mesures d’exception, ne sont-elles pas notablement en progrès sur les sociétés d’autrefois ?

Mais l’auteur appuie sa thèse sur un argument plus général. Suivant lui, il se produirait de temps en temps des cataclysmes, sociaux ou cosmiques, qui anéantiraient sans en laisser de trace les vieilles civilisations. Tout serait donc sans cesse à refaire. Ce système est ingénieux, mais quelque peu arbitraire. Sans doute ces effroyables calamités se sont plus d’une fois produites au cours de l’histoire ; mais cela ne suffit pas pour qu’on en fasse une loi de l’humanité. En tout cas, elles n’ont pas pour effet de supprimer radicalement le passé et d’en faire table rase. Les Romains, en se jetant sur la Grèce, n’ont pas tué la civilisation grecque ; mais ils se la sont assimilée et elle est allée revivre à Rome

  1. P. 223.