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général lui apparaît donc comme une masse aqueuse (probablement à la suite d’une condensation de vapeurs). Cette idée, par laquelle l’Éphésien semble, jusqu’à un certain point, se rapprocher de Thalès, peut paraître d’autant plus singulière qu’elle semble moins dériver de l’expérience journalière, avec laquelle cependant Héraclite devait la croire en concordance.

La suite du fragment 22 est peut-être encore plus obscure : θάλασσης δὲ τὸ μὲν ἥμισυ γῆ, τὸ δέ ἥμισυ πρηστήρ. La masse aqueuse se transforme pour moitié en terre, pour moitié en πρηστήρ, mot dont la signification chez Héraclite est assez douteuse, et que M. Soulier traduit par « air igné »[1]. Voici, à ce qu’il me semble, l’ordre d’idées suivi par Héraclite : d’après l’expérience vulgaire, l’eau est ce qu’il y a de plus contraire au feu, de moins propre à entretenir la combustion, ce phénomène se produit au mieux, au contraire, avec des matériaux combustibles secs (γῆ) et l’air sec comme agent comburant ; Héraclite a donc imaginé que le terme final de la transformation de la masse aqueuse primitive consisterait d’une part en un résidu solide parfaitement sec, de l’autre, en une masse aériforme également sèche : dès lors, l’eau étant disparue, l’embrasement général se produit et redonne une nouvelle masse aqueuse.

Dans la description de Diogène Laërce, cette évolution générale se complique de phénomènes particuliers qui assurent au cosmos une stabilité relative ; d’une part, la terre peut se retransformer en eau, de l’autre, l’eau et la terre produisent également deux sortes d’évaporation (ἀναθυμιάσεις), les unes sèches, les autres humides. Il semble bien, dès lors, qu’Héraclite considère l’air atmosphérique comme résultant du mélange de ces deux évaporations, et que c’est bien la première qu’il a voulu désigner sous le nom spécial de πρηστήρ.

Mais que ces retours particuliers, ces différents modes de passage rentrent dans la loi générale et doivent finalement aboutir comme résultat à l’embrasement total, c’est ce qu’Héraclite exprimera en disant : La voie est toujours une et la même, soit vers le haut, soit vers le bas, soit droite, soit contournée (σκολίη).

Le dernier chapitre de la première partie de l’ouvrage de M. Soulier est consacré à la critique des opinions émises par les commentateurs modernes d’Héraclite sur la nature de son principe physique ; ainsi que je l’ai déjà indiqué, il rejette les interprétations qui ne voient dans le feu de l’Éphésien qu’un symbole plus ou moins abstrait de la loi du devenir, et se range à l’avis de Teichmüller, qui y voit, conformément à l’explication littérale des textes, la véritable substance des choses soit en puissance, soit en acte, pour parler comme Aristote, et ne reconnaît dans la loi du devenir qu’une propriété de cette substance, propriété dont l’ordre est logiquement secondaire.

La seconde partie nous ramène à la genèse du cosmos, question sur

  1. Le fragment 29 semble indiquer que ces transformations se produisent sans changement de volume pour l’ensemble de la matière.