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variétés

gouvernement étant né de la guerre, en a toujours conservé plus ou moins les procédés, l’esprit d’agression sans scrupule au dedans comme au dehors. Cette identité de la morale gouvernementale et de la morale militaire était complète, dit-il, dans les temps où l’armée n’était que la société mobilisée, et la société, l’armée au repos ; elle n’est plus que partielle aujourd’hui, mais si l’on montrait à quel point elle vicie encore l’action gouvernementale, cela serait de nature à modérer les espérances de ceux qui ont à cœur d’étendre le champ de cette action. Pour lui, quant à présent, parmi les fautes des législateurs, il laisse de côté celles qui sont le fruit de l’ambition personnelle ou des intérêts de classes, il ne s’attache qu’à celles qui résultent du manque d’études préparatoires.

Que le plus humble aide en pharmacie vienne à se tromper, personne n’hésite à le faire responsable de son erreur. Le législateur seul a un droit illimité de se mêler de ce qu’il ne sait pas. L’opinion publique le dispense non seulement d’apprendre ce qu’il ignore, mais même de soupçonner son ignorance et d’en être embarrassé. D’où qu’il vienne, fût-ce presque des bancs du collège, et si profonde que soit son inexpérience des affaires, dès qu’il entre au Parlement, on le tient pour impeccable ; il peut d’un cœur léger opérer à sa guise sur le corps social. Ceux mêmes qu’on a le plus malmenés et conspués comme candidats, une fois à Westminster, inspirent une confiance sans bornes : à en juger par les prières qu’on leur adresse, rien n’est au-dessus de leur sagesse et de leurs forces.

Disons-le tout d’abord, M. Spencer se moque peut-être un peu trop de ce respect des législateurs une fois élus ; il prend envie de lui rappeler que c’est là le commencement de la sagesse politique, et une des formes de ce respect de la loi, qui fait à nos yeux l’honneur de son pays. Au fond, il le sait mieux que personne, et on peut lui passer cette boutade satirique, en faveur de l’idée qu’il veut mettre en relief. Il dénonce donc avec la dernière vivacité ce fétichisme à l’égard du Parlement, « moins excusable à certains égards, que le fétichisme des sauvages ; car les sauvages, au moins, ont pour excuse que leur fétiche est silencieux et ne confesse pas son inaptitude. »

Le législateur parle, et il condamne lui-même ce qu’il a fait hier, en le défaisant aujourd’hui. Depuis le statut de Merton sous Henri III, jusqu’à la fin de 1872, ont été promulgués 18 110 actes de l’autorité publique, dont les quatre cinquièmes ont été depuis rapportés en totalité ou en partie. « Rien que dans les trois dernières sessions, on a rapporté totalement, sans parler des autres, 650 actes appartenant au présent règne. » Qu’on songe à l’immense somme de maux que représente pour ceux qui les ont subies, tant de mesures législatives reconnues mauvaises aujourd’hui, et dont quelques-unes ont si longtemps pesé sur la nation ! Comment nier la responsabilité effrayante des législateurs ignorants ? Et pourtant, que leur en a-t-il coûté pour avoir ainsi, dans le passé, accru sans cesse, de gaieté de cœur, les souffrances qu’ils se flat-