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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/144

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bonheur c’est un utilitaire qui l’a démontr[1]. Si elles nous attirent, c’est que nous les croyons relatives à autre chose qu’elles-mêmes. Si c’était une erreur, si nous nous apercevions jamais que derrière ces fins relatives il n’y a rien que le vide, le charme qui nous entraîne vers elle serait rompu, et la vie serait pour nous privée de sens et d’attrait. Si nos efforts n’aboutissent à rien qui dure, ils sont vains, et alors pourquoi nous travailler vainement ? Aussi l’individualisme, parce qu’il détache l’individu du reste des choses, parce qu’il le confine en lui-même et lui ferme tout horizon, mène droit au pessimisme. Qu’est-ce que nos joies individuelles si pauvres et si courtes ? Il n’est pas en effet de meilleure objection contre la morale utilitaire et individualiste. Mais de ce que ce besoin est un facteur important de l’évolution morale, en est-il le facteur essentiel ? C’est ce qui ne nous paraît pas du tout démontré. Ne pourrait-on pas dire au contraire : La morale est avant tout une fonction sociale et c’est seulement par une heureuse rencontre, parce que les sociétés durent infiniment plus que les individus, qu’elles nous procurent des satisfactions moins éphémères ? Mais, demandera M. Wundt, pourquoi faire de la société un bien d’un si haut prix ? En partie parce qu’elle est utile à nos intérêts, mais surtout parce qu’elle est le seul milieu où se puissent satisfaire nos penchants sociaux ; et ceux-ci à leur tour ont pour cause l’affinité qui, partout dans la nature, entraîne le semblable vers son semblable.

Ce qui a conduit M. Wundt à cette doctrine, c’est qu’il dénigre à l’excès l’individu. Mais si les arbres ne doivent pas nous cacher la forêt, il ne faut pas non plus que la forêt nous cache les arbres. Assurément M. Wundt reconnaît toute l’importance de l’énergie personnelle et nous savons quelle place il fait à l’influence des grands hommes dans l’évolution des sociétés. Mais il fait trop bon marché du très réel plaisir que nous trouvons à poursuivre des buts individuels. S’il n’y a pas de bonheur à vivre un peu, il ne saurait y en avoir à vivre beaucoup. Si les fins immédiates de la conduite sont tout à fait sans charmes, il est à craindre que les fins plus lointaines ne nous attirent guère. Il ne faut pas prendre à la lettre les figures du langage. Les joies que l’individu trouve en lui-même sont restreintes et courtes ; mais elles sont pourtant positives : autrement il aurait beau s’étendre et se développer, son bonheur resterait nul. En définitive, M. Wundt combat le pessimisme, mais en lui accordant son point de départ. Si la vie individuelle ne vaut pas quelque chose, si peu que ce soit, le reste ne vaut rien, et le mal est sans

  1. S. Mill. V. Mémoires, ch.  V.