Aller au contenu

Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
revue philosophique

enfantent le désordre… Vous ne voulez pas des excès ; réprouvez-les dans leur source. » Cousin voyait dans ses adversaires des degrés du néant, Guizot des incarnations du mal et du désordre. Leur trait commun, c’est d’être des dominateurs ; leur rêve est de gouverner et même d’asservir. C’est un trait qui n’a pas échappé à M. Ferraz ; il remarque que Jouffroy est attiré vers la philosophie par une sorte de besoin du cœur, une espèce de soif morale, tandis que « Cousin avait été poussé vers la philosophie par les besoins d’un esprit avide de régner sur les autres et de dominer par la parole » (360). Que le père de l’éclectisme soit un violent, un conquérant peu scrupuleux, c’est ce dont on ne saurait douter quand on a lu l’étude de M. Ferraz sur M. de Gérando. Pièces en main, il démontre que Cousin a emprunté, dérobé serait plus juste, puisqu’il ne cite pas une fois son devancier, sa fameuse division des systèmes en sensualisme, idéalisme, scepticisme et mysticisme, au philosophe lyonnais. « Nous n’avons pas l’intention de diminuer Cousin, mais de l’expliquer, » ajoute-t-il. Que ne l’expliquait-il lui-même : l’éclectisme, serait-ce le plagiat élevé à la hauteur d’une méthode ?

Nous n’analyserons pas la belle étude de M. Ferraz sur V. Cousin : après M. Janet il n’y avait plus qu’à glaner et M. V. Brochard a rendu compte ici même[1] de l’ouvrage si complet et si éloquent de M. Janet. Pourquoi ces admirables plaidoyers n’atteignent-ils pas le but et ne réussissent-ils qu’à demi à remettre en honneur la grande renommée de M. Cousin, je dis plus, à réhabiliter sa mémoire, malgré les très réels services qu’il a rendus à la philosophie et à son enseignement ? C’est là un phénomène des plus curieux. Les philosophes de cette génération semblent dire comme le personnage de comédie : vous ne nous persuaderez pas, quand même vous nous auriez persuadés ! J’en trouve deux causes : celle que je signalais plus haut, cet instinct de domination, cette absence de respect pour l’âme et même pour le bien d’autrui. La seconde semble en contradiction avec la première et c’est ce qu’il y a de plus irritant. Vous connaissez le caractère d’Hassan : « Il changeait de dessein comme on change d’habit. Mais il voulait toujours que le dernier se fit ! » Un dogmatisme tranchant variant du jour au lendemain, voilà, il faut l’avouer, une cruelle tyrannie : ce n’est pas même celle d’un Louis XIV, mais bien celle d’un despote oriental. Ce despotisme fut un peu celui de V. Cousin. Je me souviens encore de l’impression triste que j’éprouvai quand mon maître J. Tissot me remit ses manuscrits pour une seconde édition de son Ritter ; il avait biffé d’une main fiévreuse tout le bien qu’il avait dit de V. Cousin. « Honneur donc au philosophe illustre qui, en France, a attaché son nom à l’éclectisme ! > Je connaissais trop mon maître pour expliquer ce changement d’opinion par un changement d’intérêts, et je cherchais le mot de l’énigme. Je ne le cherche plus. Un homme qui écrivait en 1824 : « Si Dieu n’est pas tout, il n’est rien, » et qui sans

  1. Revue philosophique, T. XXII, p. 541.