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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/200

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lui-même. Il étudie successivement, avec une visible sympathie et une rare pénétration, sa biographie, sa conception de la philosophie, ses vues sur la méthode, sa psychologie, son esthétique et sa philosophie de l’histoire. Nous ne suivrons pas notre auteur dans tous ces développements : qu’il nous suffise de dire que la pensée un peu dispersée de Jouffroy nous y apparaît avec un caractère d’unité systématique qu’il n’est pas toujours facile de retrouver en lisant son œuvre même. C’est une reconstruction magistrale et, à notre avis, la partie la plus intéressante et la plus neuve de son livre. Il nous montre très bien que Jouffroy, en dépit de sa mélancolie, n’est rien moins qu’un pessimiste : c’est le problème de la destinée humaine qui domine toute son œuvre et lui donne sa vivante unité, mais ce problème qu’il agite douloureusement il finit par le résoudre en optimiste. M. Ferraz a saisi admirablement le côté tragique de cette enquête morale patiemment poursuivie ; il nous fait pour ainsi dire toucher du doigt la contradiction inhérente au système et peut-être à notre nature même dans la solution proposée par Jouffroy. D’une part en effet, Jouffroy s’appuie sur la nature de nos tendances naturelles qui toutes semblent faites « pour l’infinité », afin de démontrer que notre destinée ne s’achève point ici-bas et que que la mort n’est pas le dénouement, mais le nœud du drame de la vie ; d’autre part, il montre que la loi du devoir exige une lutte incessante contre ces tendances qui sont pourtant le seul garant de notre immortalité. « Que notre véritable fin soit de satisfaire toutes nos tendances, il l’admet ; mais il juge que ces tendances rencontrant ici-bas des obstacles qui s’opposent invinciblement à leur satisfaction, il n’est pas dans notre destinée de les satisfaire sur la terre. Notre destinée, sur la terre, est de lutter contre ces tendances et de créer par là notre personnalité. C’est là, comme on voit, une conclusion assez imprévue et qu’on ne s’attendait pas à voir sortir du principe posé. Ce principe que, pour découvrir la fin d’un être, il faut étudier sa nature, ce principe que Jouffroy nous annonçait comme si fécond, se trouve en définitive assez stérile. Il ne nous révèle pas notre fin ici-bas, puisque nos tendances n’y reçoivent point la satisfaction à laquelle elles aspirent : nous sommes obligés de recourir au raisonnement pour l’en faire sortir. Or, ce raisonnement, par lequel nous établissons que la création de notre personnalité est la fin de notre vie ici-bas, parce que nos tendances primitives n’y sont pas pleinement satisfaites, il doit être permis de le trouver assez peu rigoureux » (p. 346). N’est-ce pas là le secret de la mélancolie de Jouffroy luttant pour sortir du « grand et irrémédiable scepticisme » et n’en sortant que par un raisonnement arbitraire que d’autres critiques lui ont durement reproché comme un sophisme ? « La doctrine morale de Jouffroy n’est pas moins une des plus remarquables que notre siècle ait produites », conclut M. Ferraz. Citons encore comme une des plus belles pages du livre le parallèle de Cousin et de Jouffroy qui se termine ainsi : « Cousin avait été poussé vers la philosophie par les besoins d’un esprit avide de régner