Aller au contenu

Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/267

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
263
A. BINET.le fétichisme dans l’amour

normal qui serait épris des beaux yeux de sa maîtresse. Molière peignant un bourgeois amoureux d’une marquise lui fait imaginer cette phrase inoubliable, destinée à la dame de ses pensées :

Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

Ce qui distingue de notre malade ce type vulgaire et banal, c’est tout simplement le degré de l’amour que le bourgeois gentilhomme ressent pour les beaux yeux de Dorimène ; il peut aimer ses yeux, mais il aime tout le reste de sa personne, ses belles manières, et son titre de marquise. Il n’y a pas dans cet amour normal une sorte d’hypertrophie d’un élément qui entraîne l’atrophie de tous les autres.

Ainsi donc, le fétichisme amoureux a une tendance à détacher complètement, à isoler de tout ce qui l’entoure l’objet de son culte, et quand cet objet est une partie d’une personne vivante, le fétichiste essaye de faire de cette partie un tout indépendant. La nécessité de fixer par un mot qui serve de signe ces petites nuances fuyantes du sentiment nous fait adopter le terme d’abstraction. Le fétichisme amoureux a une tendance à l’abstraction. Par là il s’oppose à l’amour normal, qui s’adresse à la totalité de la personne.

Pour bien suivre le progrès de ce travail d’abstraction, il faut voir ce qui se passe dans l’amour des corps inertes ; le point de départ de ces aberrations est dans ces charmantes folies auxquelles donne lieu l’idolâtrie amoureuse, dans la tendresse avec laquelle l’amant conserve les cheveux, les rubans, mille reliques de la personne aimée. Quand il couvre de baisers ces choses inertes, il ne les sépare pas dans son esprit du souvenir de la femme. Cette image reste soudée à la vue de ces objets. Une opération d’abstraction n’est pas intervenue pour détacher l’un de l’autre ces deux éléments si intimement liés. Supposons maintenant que l’amant, qui conserve avec un soin pieux une mèche de cheveux blonds, acquière un goût spécial pour les cheveux blonds en général et se mette à les collectionner ; nous avons vu plus haut les collectionneurs de mouchoirs et de fragments de vêtements. Ce sont là des formes de transition, qui offrent le plus grand intérêt. Les sujets de ce genre recherchent bien ces objets inertes comme des souvenirs des femmes qu’ils ont vues, mais ils les aiment aussi en eux-mêmes, en tant que mouchoirs, en tant que vêtements. Chez M. L., l’abstraction est moins considérable ; pour lui le costume italien n’a d’attrait que lorsqu’il est animé par le corps d’une jeune et jolie femme. M. L… n’éprouve qu’un plaisir modéré à voir la jupe rouge, le tablier bleu, les dentelles d’un costume italien affaissés sur une chaise ; la vue du vêtement flasque et sans vie ne l’excite pas. Aussi n’a-t-il jamais eu