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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/318

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mêler à cette propagande universelle en faveur de la justice et de la liberté ; mais qui oserait les supposer chez un Wilberforce ?

L’Angleterre, effrayée, dès les premiers actes de la Révolution française, refusa d’y reconnaître une sœur de ses révolutions, si loin cependant d’avoir été pures de tout excès. C’est alors que Burke imagina la théorie d’après laquelle le libéralisme anglais, à la différence des révolutionnaires français, n’aurait jamais invoqué que des droits traditionnels et nationaux, non des droits abstraits et universels. Cette théorie a fait depuis une grande fortune. Adoptée avec enthousiasme par les défenseurs de l’ancien régime, elle a séduit, pour des motifs moins intéressés, d’autres écoles plus libérales et tous les désabusés de nos révolutions successives. Historiquement, elle est mal fondée. Chaque race, chaque nation apporte certainement, dans les questions sociales comme dans toutes les autres, son mode héréditaire de sentir et de penser. It n’est pas douteux que la tradition n’ait toujours eu plus de force en Angleterre qu’en France ; mais elle n’a jamais été la règle exclusive de l’opinion anglaise et elle est loin, d’un autre côté, d’être restée indifférente à l’opinion française. Il suffit de rappeler, dans notre xviiie siècle, les controverses suscitées par les célèbres écrits de Boulainvilliers et de Mably, qui, l’un et l’autre, à des points de vue opposés, cherchaient dans le passé de la France les lois fondamentales auxquelles devraient se conformer les institutions de la France moderne.

Philosophiquement, la thèse de Burke n’est pas plus légitime. Le droit traditionnel est sans doute respectable par son antiquité même et par les liens de toute nature qui se sont resserrés à travers les siècles entre ses maximes et le caractère national ; mais personne ne voudrait s’y renfermer absolument et s’interdire tout appel à d’autres principes. Nous faisons preuve, à cet égard, d’une singulière inconséquence. Beaucoup, dans tous les partis, raillent volontiers les déclarations de droits, et les « immortels principes de 1789 » sont bien démodés. M. Janet n’est pas tout à fait dans le vrai quand il dit que la constitution de 1848 est la dernière qui en ait fait l’objet d’une déclaration en forme, car la constitution de 1852 les « reconnaît, confirme et garantit », comme « la base du droit public des Français » ; mais elle n’en fait qu’une mention sommaire. Quant à la constitution actuelle, on peut dire que, si elle a omis de les proclamer, c’est que l’Assemblée qui l’a votée à contre-cœur ne cherchait qu’à lui ôter l’apparence d’une constitution définitive ; mais il est certain que nul n’a proposé, depuis douze ans, de la fortifier par l’addition d’une déclaration de droits. Nul parti cependant ne se fait scrupule d’invoquer contre les lois écrites et contre les pouvoirs qui les appliquent les principes de droit naturel, quand son intérêt ou une cause qui lui est chère est en jeu[1]. Au fond, nous les répudions sans vergogne quand nous

  1. Je trouve une preuve bien curieuse de cette inconséquence dans un livre, distingué d’ailleurs, que vient de publier, sur le Devoir de punir, un ancien magistrat, M. Eugène Mouton. « Il suffit, dit l’auteur, de lire la Déclaration des droits de l’homme, pour voir quels prodiges de sottise peuvent, à des moments de