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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/409

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HOMMAY.l’idée de nécessité

ce rapport caché : l’axiome n’est plus le produit d’une expérience toute passive, mais une véritable construction. Si nous pensons que deux droites perpendiculaires sur une même droite sont parallèles, ce n’est pas simplement parce que l’expérience intérieure, continuant l’expérience externe, m’a montré qu’indéfiniment prolongées ces lignes restent toujours équidistantes, c’est parce que les conditions de leur genèse excluent la possibilité de leur intersection, c’est parce que l’hypothèse de leur rencontre est en contradiction, non seulement avec leur aspect extérieur, avec leur image, mais avec leur structure interne, avec leur définition. Si nous disons que 2 plus 1 font 3, ce n’est pas simplement parce que l’expérience m’a montré que 3 objets, par exemple trois cailloux, peuvent indifféremment produire la sensation qui correspond à 2 plus 1 (000) et la sensation qui correspond à ‰, c’est parce que j’ai décomposé ces deux grandeurs en leurs éléments et, après avoir comparé ces éléments et constaté qu’ils étaient identiques, conclu de l’identité des composants, l’identité des composés. Mais concevoir ainsi la genèse des données primitives de l’intelligence, c’est la concevoir comme impliquant analyse et comparaison, c’est-à-dire un double travail dont serait incapable un esprit purement inerte et passif. La doctrine de M. Taine n’est donc pas l’empirisme pur, ou du moins c’est une doctrine qui, si elle prétend s’appuyer exclusivement sur l’expérience, prête à ce mot un sens plus étendu que celui qu’y attachent les habitudes du langage courant et de la terminologie philosophique.

À la critique que M. Taine adresse à Mill d’avoir, en croyant définir l’esprit humain, défini seulement l’esprit anglais et son propre esprit, Mill aurait pu répondre à son critique que, en croyant corriger sa doctrine, il ne faisait qu’ériger en règle générale le procédé favori de sa méthode, et transformer en loi générale un caractère de son esprit et de sa race.

Retrouver sous la multiplicité des faits l’unité de l’idée, subordonner l’action des causes particulières à l’action d’une cause générale qui explique jusqu’aux moindres détails des événements, jusqu’aux complications infinies de l’individualité ; réduire les caractères de l’individu à ceux de la race, et ceux de la race à une seule tendance primordiale, telle est l’œuvre à laquelle M. Taine s’est voué avec une indomptable ténacité. Or l’abstraction, seul moyen de retrouver sous la complexité des effets la simplicité des causes, est nécessairement le fondement de cette œuvre et l’âme de cette méthode. C’est de ce procédé que M. Taine se sert incessamment ; il est la source des imperfections comme des beautés de son œuvre. Que l’objet de son étude soit un individu, un peuple, une littérature,