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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/44

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assurément qu’ils constituent à eux seuls tout le contenu de la morale ; mais ils en sont une partie très importante. Quand l’utilité collective en est clairement démontrée, quand ils ont reçu la consécration du temps, ils apparaissent aux consciences comme obligatoires et se transforment en prescriptions juridiques ou morales. Ainsi à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses, elles sont obligées de faire produire davantage au sol ; la culture intensive s’impose à elles en même temps que la propriété individuelle qui en est la condition. C’est pourquoi cette forme de propriété devient de plus en plus un droit sacré que le moraliste démontre et que la loi sanctionne.

M. Schmoller a exposé en termes assez heureux comment se fait cette transformation. Quand nous avons répété un certain nombre de fois une même action, elle tend à se reproduire de la même manière. Peu à peu, par l’effet de l’habitude, notre conduite prend une forme qui s’impose ensuite à notre volonté avec une force obligatoire. Nous nous sentons comme obligés à jeter toujours notre action dans ce même moule. Il en est des relations sociales comme des événements de notre conduite privée. Après une première période de tâtonnements et d’instabilité elles se fixent, prennent la forme que l’on a reconnu à l’expérience être la meilleure, et désormais nous sommes tenus de nous y conformer. Ce qui en fait d’ailleurs la force obligatoire ce n’est pas seulement l’autorité de l’usage, c’est encore le sentiment plus ou moins net qu’elle est réclamée par l’utilité publique. Ainsi se forment les mœurs, germe premier d’où sont nés successivement le droit et la morale ; car la morale et le droit ne sont que des habitudes collectives, des manières constantes d’agir qui se trouvent être communes à toute une société. En d’autres termes c’est comme une cristallisation de la conduite humaine. Or les phénomènes économiques tout comme les autres sont susceptibles de se cristalliser. Sans doute il est nécessaire qu’ils ne soient pas enfermés dans des formes trop rigides. Comme le milieu où nous nous mouvons devient tous les jours plus complexe et plus mobile, il faut que nous gardions assez d’initiative et de spontanéité pour le suivre dans toutes ses variations, changer avec lui et comme lui. Mais, d’autre part, il est impossible d’admettre que le chaos et l’incohérence règnent sans partage dans le monde économique. Les phénomènes qui s’y écoulent une fois qu’ils se sont creusé leur lit n’en changent pas capricieusement. Avec le temps, la vie économique prend une forme à laquelle est obligée de se plier la matière qui y circule et devient par cela même un phénomène moral.

Si les économistes orthodoxes et les moralistes de l’école kantienne