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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/521

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REGNAUD.les conditions logiques du langage

précédé l’idée distincte et le nom des individus, l’homme portait donc en lui, comme l’ont cru Platon dans l’antiquité, les réalistes au moyen âge et tout récemment M. Max Müller, l’idée innée des genres ? Cette conclusion est loin de nous paraître obligatoire. Tout prouve au contraire que la notion des genres est un résultat de l’expérience. Seulement, il est à remarquer que l’ignorance d’un genre donné se résout toujours dans la notion d’un genre plus compréhensif. C’est ainsi qu’une infinité de gens qui ignorent les caractères distinctifs et le nom des différentes espèces de végétaux qui composent une forêt, les confondent sous l’idée et la dénomination plus générales d’arbres ou de plantes. En serait-il ainsi s’ils avaient l’idée innée de ces espèces ? Mais ils n’en ont pas moins l’idée, sinon première, du moins préalable, d’une espèce — de l’espèce arbre, dans le cas particulier. Ce qui se passe en pareil circonstance nous indique le processus général de la connaissance et en même temps celui qui a présidé à l’imposition des signes qui la représentent, ou du nom des choses. L’intelligence, aussi bien dans la race que dans l’individu (enfant), passe sans cesse de l’indétermination à la détermination, ou de l’idée d’un genre plus large à celle d’un genre plus étroit, de l’ensemble des arbres d’une forêt, par exemple, aux chênes, aux hêtres, aux bouleaux, etc., qui la constituent. Disons en résumé que la notion va de l’universel à l’individuel en passant par la série des catégories génériques intermédiaires. Le langage a suivi un développement absolument semblable, ce qui implique qu’il a commencé par les pronoms qui désignent tout, ou l’universel. Il a continué par les adjectifs qui désignent les manières d’être très générales des choses, « les brillants, les courants, les durs, les gros, etc., » pour aboutir aux noms communs ou aux noms des genres proprement dits, c’est-à-dire aux mots s’appliquant aux classes les plus étroites d’objets ou de phénomènes qui présentent des caractères communs.

Je me suis borné à indiquer très sommairement ici les raisons philosophiques de ces vues sur le développement logique du langage. Pour ceux de nos lecteurs qui seraient désireux de prendre connaissance des détails et de voir comment ces théories concordent avec les phénomènes phonétiques, morphologiques et significatifs qui le concernent, je me permettrai de leur signaler l’ouvrage que je viens de publier sous le titre d’Origine et philosophie du langage ou Principes de linguistique indo-européenne[1], dans lequel la question de l’évolution linguistique est examinée à ces différents points de vue.

Paul Regnaud.
  1. Un vol.  in-12, Fischbacher et Cie, éditeurs. Paris, 33, rue de Seine.