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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/546

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cisément marqué la date de leur victoire décisive. Mais la philosophie en est encore à se débattre avec lui, et, à la vérité sans épithète, on continue à opposer je ne sais quelle « vérité humaine » dont il est malséant de s’écarter ; on rappelle ce mot de M. J. Simon, qui a été souvent mieux inspiré : « Le vrai philosophe abhorre l’originalité ; il ne se résigne qu’en tremblant à être seul[1]. » Qui se serait douté que Descartes ou Leibniz eussent eu tant de scrupules ! Et n’est-ce pas au contraire un fait bien remarquable que les philosophes dont le bon sens même proclame le génie ont été aussi les moins portés à faire bon ménage avec le bon sens ?

Ce n’est pas que je reproche à l’auteur d’avoir combattu les deux doctrines dont il a mis le nom au titre de son livre ; mais il aurait dû le faire avec d’autres armes et surtout distinguer entre elles. Je lui abandonnerais, sans trop de difficultés, le positivisme. Se dire positiviste me fait l’effet d’une désertion plutôt que d’une solution. Quelles que soient la diversité et la contradiction des systèmes, nous n’en sommes pas réduits à ne constater que des faits. Les constater, les ordonner, comparer ceux du dedans à ceux du dehors, les assimiler si l’on veut, c’est, quoi qu’on en dise, et de quelque ton qu’on le dise, un fait à part, sui generis, et de grande portée. Proclamer la relativité de la connaissance, c’est faire œuvre d’absolu, et traiter le sujet qui proclame cette relativité, comme une chose entre les choses, c’est un excès coupable de modestie : c’est s’oublier soi-même, se cacher volontairement à soi-même, abdiquer alors qu’on fait, sans le vouloir, mais sans pouvoir l’éviter, acte de souverain, par le fait seulement de s’étudier, de se juger. M. Taine, ne lui en déplaise, est le plus modeste de nos philosophes, sans qu’il en ait l’air : son fameux polypier d’images est une injure gratuite, dont il aurait le premier, en toute justice, le droit de se plaindre, et à lui-même. Les autres positivistes, étrangers ou français, ne mettent pas moins de bizarre coquetterie à se cacher derrière leurs pensées, où il n’est cependant pas difficile de les retrouver s’ils n’y étaient pas, que resterait-il de leurs doctrines ?

Kant a dit de son côté : « Par ce moi ou cette chose qui pense, on ne se représente rien de plus qu’un sujet transcendantal des pensées = X[2]. » C’est ici tout autre chose. Il est manifeste que le moi en tant que pensant, en tant que fait de penser, ou penser, ne peut être connu comme objet de pensée, encore moins représenté. C’est un X, à ce point de vue. Il recule toujours, pour ainsi dire, hors des prises de la pensée, par ce fait même que c’est lui, si je peux ainsi parler, qui exerce ces prises. Sa réalité n’en est pas moins éclatante, et c’est e cas de dire qu’il n’est pas un brin d’herbe, en tant que connu, qui ne prouve cette réalité. Ainsi, des arguments qui valent, à la rigueur, contre le positivisme, ne valent rien contre la doctrine de Kant bien comprise,

  1. Page 109.
  2. Von den Paralogismen, etc., p. 326, édit. Kirchmann.