Aller au contenu

Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/658

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
654
revue philosophique

nous cessons d’en avoir conscience ? Restent-elles oui ou non dans l’esprit ? Et, si elles y restent, sous quelle forme l’esprit les conserve-t-il ?

On ne peut méconnaître avec quel soin scrupuleux M. Bouillier expose et analyse les solutions qu’il a résolu de combattre : nul ne le surpasse dans l’art de réunir des pièces justificatives et de rassembler un dossier : avant de nous dire ce qu’il pense, il se fait une obligation de nous faire savoir ce que l’on a pensé avant lui. Que deviennent les idées lorsqu’elles cessent d’être dans le plein jour de la conscience ? La question vaut un long examen, car elle touche à la métaphysique : il semble mère qu’une théorie sur le devenir des idées en implique nécessairement une autre sur le devenir en général.

Le problème de la mémoire confinerait donc au problème des catégories, et chercher la solution de ce problème équivaudrait à dessiner les grandes lignes d’une doctrine de philosophie. Le problème de la mémoire en soulève un autre encore, celui des relations du physique et du moral du cerveau et de la pensée. Spiritualiste convaincu, M. Bouillier est en même temps trop sincère pour ne point s’apercevoir qu’une explication purement psychologique de la conservation des idées réussirait seule à tenir en échec les solutions des physiologistes. Celles-ci, pour n’être pas définitives, ont cependant de quoi séduire : Malebranche, dont le spiritualisme ne pèche point, tant s’en faut, par excès de modération, se trouvait fort embarrassé d’expliquer la mémoire sans recourir au cerveau. Tout récemment, M. Rabier déclarait ce recours indispensable. Le spiritualisme peut n’avoir pas tout à craindre d’une telle explication : il va sans dire, néanmoins, que si elle s’impose, on ne peut plus désormais plaider la cause d’une psychologie purement psychologique. Ni Descartes, ni Malebranche ne croyaient à cette psychologie-là : Locke, Stuart Mill, nos éclectiques contemporains, soutiennent qu’elle est possible, et que la science de l’âme peut se constituer sans rien devoir à la physiologie.

M. Bouillier ne pense pas autrement, et c’est parce qu’il ne pense pas autrement, qu’on s’étonne de la solution qu’il propose. Il refuse le secours de la physiologie cérébrale : pourquoi accepte-t-il ceux de la physique et invoque-t-il, en faveur de la conservation des idées dans l’esprit, le principe de la conservation de la force ? Si le réel, le substantiel de toute idée est d’ordre physique ou physiologique, si l’idée d’idée reste incomplète tant que ne vient pas s’y ajouter celle de son substrat cérébral, je comprends l’intervention du principe de la conservation des forces vives. Sinon je ne la comprends pas : M. Bouillier serait-il plus spiritualiste d’intention qu’il ne l’est de fait ?

Mais, dira-t-on, comment admettre ce miracle d’une idée complètement perdue et tout à coup retrouvée ? Encore un coup, ce que l’on retrouve on ne l’a pas perdu et ce que l’on n’a pas perdu on l’a conservé ! — Oui, quand il s’agit d’une clef, d’un portefeuille, d’une montre, le raisonnement est irréprochable. Quand il s’agit d’une idée, peut-être