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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/221

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REVUE GÉNÉRALE. — justice et socialisme

parfaire cette liberté politique dont M. Spencer semble faire si peu de cas. C’est ainsi en particulier que M. Malon, frappé de l’insuffisance de la représentation et de l’incompétence technique des élus, voudrait à côté d’une chambre politique, une chambre économique incarnant les intérêts de la nation et dont l’existence justifiât mieux que les assemblées actuelles l’action économique des gouvernements[1]. S’il est imprudent aujourd’hui de confier trop de fonctions et de pouvoirs à l’État, c’est en raison de l’insuffisance du contrôle. Ainsi le problème peut aussi bien se résoudre en accroissant les pouvoirs de l’individu qu’en limitant ceux de la communauté ; seulement dans le premier cas on conserve ou l’on accroît les bénéfices de l’association et dans le second on les restreint. S’il faut donc, suivant l’idée de M. Booth, un peu de socialisme pour permettre beaucoup d’individualisme, il faut aussi inversement beaucoup d’individualisme pour permettre un peu de socialisme, et s’en assurer les avantages. Alors au lieu d’être gouvernés, nous serons servis ; et quoiqu’on puisse être quelquefois gêné par ses domestiques, on préfère encore en avoir. On comprend aussi, dès lors, pourquoi l’individualisme et le socialisme se développent parallèlement, et se fortifient l’un l’autre dans la politique moderne, et pourquoi les tendances socialistes qui s’y font jour et qui apparaissent aux yeux de M. Spencer comme une anomalie et une régression, font partie intégrante de cette évolution au lieu d’en être le démenti. Comment d’ailleurs, une tendance, dont il constate lui-même la généralité pour la déplorer, pourrait-elle être considérée comme étrangère à la marche normale des événements ? De quel droit peut-on rejeter un ensemble de faits qu’on avoue considérable, en dehors de l’évolution, parce qu’ils contrarient l’idée qu’on s’est faite de cette évolution en les négligeant ?

Ainsi le socialisme moderne est bien loin d’exiger l’effacement complet de l’individu, et de concevoir l’État comme une entité se suffisant à elle-même ; il ne voue pas nécessairement à cette entité un culte fétichiste. Seulement il voit dans l’État une forme d’organisation, un mode de combinaison des forces individuelles qui pourrait en multiplier le rendement. À ce titre, quoiqu’il ne soit rien de réel en soi, l’État est une force comme dans une machine le bon agencement des organes est ce qui en détermine la puissance et en accroît les résultats. La forme, l’ordre, l’organisation ont aussi leur réalité ; il y a de l’idéalisme dans le socialisme. La confiance dans l’État cesse d’être un fétichisme dans la mesure où l’État, c’est-à-dire l’unité harmonique des individus, dont nous n’avons guère qu’une ébauche superficielle et une image plus ou moins trompeuse, est vraiment réalisé.

D’ailleurs, au fétichisme de l’État il ne faudrait pas substituer le fétichisme de l’individualité. Car l’individualité pure n’est peut-être, elle aussi, qu’une abstraction. Où trouvera-t-on l’individu absolu ? Vous voulez que la vie sociale soit un concours où chacun ne lutterait qu’avec

  1. Le Socialisme intégral, t.  I, ch.  viii.