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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/260

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ne mentait pas quand il disait : « Ce n’est pas la première femme que j’ai fait succomber de cette manière. » Je soutiens que, seule, l’explication que je propose — et je crois pouvoir porter le défi qu’on en trouve une autre rend un compte satisfaisant des faits ; que les conclusions des experts eussent été, à elles seules, impuissantes à éclairer la religion du jury ; et qu’enfin, ici comme dans l’affaire Lévy[1], la justice a joué de bonheur, en trouvant des criminels qui avouaient tout, car, sans cela, il eût été impossible de les condamner.

J’ajouterai que j’ai trouvé, chez M. Liébeault, non pas une, mais dix, mais vingt jeunes filles, ou femmes, qui pourraient, le cas échéant, subir le même sort que la victime de Castellan ; qu’elles n’étaient pas nécessairement des hystériques, comme on le prétend à la Salpêtrière, puisque ni Mlle H…, dont j’ai parlé plus haut, ni Joséphine Hughes n’étaient hystériques ; qu’enfin, nous trouvons dans cette affaire un véritable cas de condition seconde provoquée, comme nous avons trouvé chez Mlle de X…, dans l’affaire La Roncière, un cas de condition seconde spontanée.

VII

Ai-je besoin maintenant de rappeler que les savants médecins qui, à Nancy, ont étudié l’hypnotisme et les suggestions, sont d’accord avec moi sur la possibilité de faire commettre des crimes ou des délits par de très bons somnambules, qui ne pourraient, dans aucun cas, se soustraire à la nécessité d’accomplir l’acte suggéré ? M. le Dr Liébeault, dans son beau livre sur le Sommeil et les états analogues, qui est de 1866 — douze ans avant les travaux de l’école de la Salpêtrière — avait déjà fait ressortir la gravité de cette constatation. En 1883 et 1884, nous avons, M. Bernheim et moi, étudié cette redoutable question et nous avons fait connaître le résultat de nos expériences or, nous avions toujours expérimenté chacun de notre côté, sur des sujets et en des lieux différents, sans nous concerter en aucune façon sur ce que nous aurions à faire ; l’accord auquel nous sommes arrivés dans de telles circonstances ne mérite-t-il pas d’être

  1. Lévy, dentiste ambulant, avait, en 1878, à Rouen, violé une jeune fille, après l’avoir endormie, sous prétexte de lui arracher plusieurs dents. Il avait pu accomplir son crime dans la chambre même où se trouvait la mère de sa victime, qui lui tournait le dos et ne s’était doutée de rien. Sans l’aveu du coupable, le rapport médico-légal, dans lequel, suivant nous, M. le Dr Brouardel n’avait pas tiré tout le parti possible de l’état d’extrême suggestibilité de la jeune fille, n’eût pu suffire à motiver une condamnation.