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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/312

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de Harvey. Ainsi Descartes fait ses Méditations sur l’existence de Dieu, sur la distinction de l’âme et du corps. Leibniz justifie Dieu contre ceux qui invoquent le mal physique, métaphysique ou moral ; Malebranche s’entretient avec le Verbe ; Voltaire inventerait Dieu s’il n’existait pas ; Kant postule, avec la liberté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. Les éclectiques et les idéalistes français ont fait porter ou converger leurs recherches sur l’âme et Dieu. Or il semble bien que les catholiques ne demanderont plus désormais à ces systèmes ce que le thomisme leur donne surabondamment. Il ne restera ainsi, pour les défendre et les propager, au moins dans les pays catholiques, que des professeurs dont le nombre diminuera de jour en jour. Car ces systèmes, que combattront les catholiques, ne pourront satisfaire les esprits qui ont renoncé sans retour aux idées religieuses et qui demanderont aux sciences et à la philosophie des sciences de poser et de résoudre les questions auxquelles s’appliquaient autrefois les religions et les métaphysiques. L’existence de tels esprits n’est d’ailleurs nullement incompatible avec le développement du thomisme. Car c’est à eux que s’adresseront les catholiques pour acquérir les connaissances positives par lesquelles ils adapteront aux besoins modernes leur édifice religieux et philosophique. Thomisme et philosophie scientifique, voilà les deux facteurs principaux de la spéculation future[1].

On aperçoit clairement ce que deviendra dans les mêmes conditions l’histoire de la philosophie. Les thomistes s’en serviront surtout pour expliquer la formation du système et pour le justifier contre les théories rivales. Ils laisseront donc de côté les ouvrages où l’on reconstruit les philosophies en se plaçant à un point de vue tout moderne, pour ne s’attacher qu’à ceux où on les présente d’une façon objective et impartiale. De leur côté les penseurs qui se réclament des sciences ne pourront s’intéresser qu’à une histoire exacte des idées, avec laquelle ils se représenteront ce qu’a été l’humanité et ce qu’elle peut devenir.

Mais pour que la philosophie scientifique et l’histoire impartiale des philosophies s’imposent aux thomistes, il faut que ceux qui les cultivent se tiennent au courant de ce qui se fait chez leurs voisins il faut que, ne se bornant pas à établir la vérité, ils soient toujours prêts à combattre l’erreur partout où elle se trouve, il faut que, pensant librement, ils n’affirment pas plus qu’ils ne savent ; il faut enfin qu’ils constituent entre eux une sorte de ligue internationale destinée à défendre la vérité et à la signaler partout où elle se trouve. Ainsi ils forceront leurs adversaires à tenir compte de plus en plus des découvertes positives et des résultats d’une recherche historique absolument impartiale ; ils travailleront très efficacement à la constitution de la philosophie et de la société de l’avenir.

F. Picavet.

  1. Il s’agit toujours, bien entendu, des pays catholiques. La philosophie scientifique peut prendre par suite une importance prépondérante dans les pays protestants.