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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/327

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ANALYSES.f. rauh. Métaphysique de la morale.

une individualité bien à eux ; c’est par un lien idéal qu’ils dépendent les uns des autres ; leur spontanéité est entière et, en un sens, absolue. Par conséquent l’Être raisonnable, participant immédiatement à la Vie et à la Lumière souveraines, se confère véritablement la liberté : il élève son moi à l’Infini. Le rapport de Dieu à moi est un rapport, non d’objet à objet, mais de Raison à Raison.

Mais cette philosophie peut aller plus loin et plus haut : Aristote et Leibniz ont parlé magnifiquement de la joie qui accompagne l’exercice de la pensée ; M. Ravaisson a glorifié « la liberté irréfléchie de l’amour ». — Et en dehors de tout système philosophique, Pascal a montré que la vérité, pour être nôtre, doit devenir habitude, se faire matérielle et machinale en pénétrant notre organisme même. Qu’est-ce à dire, sinon que le sentiment entre dans l’ordre des choses à côté de la raison, que, séparée du sentiment, l’intelligence n’est qu’une faculté superficielle et inefficace ? On remarquera peut-être que l’entendement reste encore le principe de la vérité et de la certitude ; mais que l’on remarque aussi que la Raison est enveloppée dans l’existence, qu’elle est déterminée dans ses démarches par la tendance à être, qu’elle plonge dans le désir. Ce qui est premier alors, ce n’est pas la Raison spéculative, étrangère par quelque endroit à son objet, c’est la Raison vivante, « incarnée », et sous sa forme suprême, l’Amour, en qui s’évanouit toute dualité, toute opposition. Rigoureusement, nous ne pouvons pas connaître Dieu : car Dieu en tombant sous la connaissance, cesserait d’être Dieu : il deviendrait un objet, une chose ; — mais nous affirmons Dieu, en l’aimant, car l’amour supprime la distinction réfléchie du sujet de l’objet ; nous témoignons par là que l’amour est la certitude par excellence, à laquelle est suspendue toute autre certitude. Et cet amour ineffable en qui Dieu et l’homme s’unissent devient le type idéal et inaccessible de toutes les relations qui unissent les êtres. Les êtres vivants existent en soi et cependant ils communiquent entre eux par les puissances confuses de leur être, par la sympathie et le désir ; ils tendent à être le plus possible en eux et le plus possible hors d’eux. Qu’y a-t-il en effet de plus inaliénable que la joie, et qu’y a-t-il aussi qui nous fasse à ce point sortir de nous-mêmes ? D’autre part, les facultés dites inférieures, l’imagination, l’activité pratique, participent plus à l’Infini des choses qu’une raison éprise de ses catégories et de ses définitions : la connaissance qui se limite est bien inférieure à la vie qui se répand.

Cependant une telle philosophie reste encore incomplète ; ce qu’elle pose à l’origine, ce n’est pas ma Raison, mais encore et toujours la Raison : de telle sorte que le développement de mon être est déterminé par une Puissance qui m’attire, au lieu d’être mon effort et mon œuvre : l’universalité de l’ordre est plus forte que l’individualité de ma personne. Nous sommes des natures raisonnables, c’est-à-dire encore des natures, et ce qu’on appelle notre liberté n’est qu’une spontanéité plus haute. L’Absolu même n’est pas entièrement affranchi,