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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/333

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ANALYSES.f. rauh. Métaphysique de la morale.

d’harmonie sans dissonance, de succès sans avortement, de joie sans souffrance, de vertu sans péché, de grâce sans sacrifice. La Raison pratique glorifie les scandales que la Raison spéculative supprime ou dissimule : la Raison militante subordonne à son effort la Raison triomphante.

La nature ne se contente pas de traduire la liberté : elle la traduit librement. L’acte moral, c’est l’unité idéale de la cité des esprits à laquelle veut tendre l’union des âmes : il s’exprime par l’unité de conscience et l’unité de vie ; mais dans la conscience et dans la vie ce qui vient prendre une forme, c’est une multiplicité infinie qu’aucune notion ne peut comprendre. Il y a partout dans la nature une pénétration incompréhensible de l’un et du multiple, du nécessaire et du contingent. Kant a montré qu’il y a des traces de synthèse jusque dans les mathématiques, que toute déduction unit nécessairement des termes non identiques. On peut montrer à sa suite comment le développement de la science s’appuie sur des notions qui sont à leur façon des commencements absolus, comment les définitions mathématiques se coordonnent sans entrer les unes dans les autres, — comment enfin dans l’intérieur de l’âme les diverses puissances se divisent, n’étant conciliables que sous la forme surnaturelle du devoir.

Tout donc s’éclaire, même les ténèbres, pour l’homme qui cherche dans la nature, non le principe nécessaire, mais le symbole contingent de l’acte moral. Les ambiguïtés et les oppositions de l’univers sont des imitations de cette liberté du moi qui par une décision ineffable opte pour le bien ou le mal. Le sens de la finalité se transforme ; ce qui est dans l’univers, c’est ce que l’on doit moralement y trouver, la peine pour le bien, la lutte pour l’ordre : les monstruosités naturelles nous rendent sensible cette contingence qu’enveloppe la vérité première. Le naturalisme a donc raison de nier l’harmonie initiale et complète : il a tort de considérer le progrès comme naturel et nécessaire. Le véritable optimisme est celui qui reconnaît dans le monde le rôle infiniment considérable de l’erreur et du mal : les violations de l’ordre ne sauraient être tournées en objections contre un principe qui admet la possibilité et, en un sens, la nécessité du désordre et de l’absurde.

Ainsi, agir et lutter pour le bien, s’unir aux autres hommes d’intention et d’acte, se sentir touché par leurs joies, leurs souffrances ou leurs épreuves, accepter la responsabilité de leurs fautes sans leur renvoyer la responsabilité de ses fautes, se tourner vers la résignation et le sacrifice, non par décision rationnelle, mais par état d’âme raisonnable, avoir le tact de la vérité morale sans en chercher la formule, vouloir l’idéal en sachant qu’il ne peut être que partiellement et qu’il exige parfois qu’on renonce à lui ; rester, par le sentiment, par l’humilité supérieur aux distinctions objectives des droits et des devoirs, éprouver en sa vie la vie tout entière de l’humanité : — telle est la vue du cœur, à laquelle la plus haute métaphysique vient donner raison.