Aller au contenu

Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/550

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
546
revue philosophique

vie phénoménale des actes multiples, qui, sans être incohérents ni incoordonnés, ne seront pas cependant susceptibles d’être rattachés les uns aux autres par les liens d’un déterminisme absolu.

La même chose pourrait s’établir par la considération du temps. Nous avons montré, dans notre premier article, que le déterminisme n’a de sens que par rapport à l’ordre successif des phénomènes. Mais on sait que l’ordre successif, sans être précisément illusoire, n’est cependant pas l’ordre essentiel et fondamental des choses dans le temps, et que chaque événement particulier est en soi un commencement absolu, par lequel est posé le temps tout entier, avec l’infinité de son développement dans ce que nous appelons le passé et l’avenir. L’indétermination relative de chacune des actions particulières des êtres vivants est donc une conséquence immédiate de nos théories sur la nature du temps.

Pouvons-nous nous flatter d’avoir répondu par là à toutes les objections auxquelles donne prise la doctrine de la liberté nouménale ? Non, il en reste une que nous ne résoudrons point, parce qu’elle est insoluble. On oppose couramment à la liberté les lois de la nature, le principe de causalité, le principe de la permanence de la force : aucune de ces objections ne porte contre la doctrine de la causalité nouménale. Mais ce qui constitue une difficulté insurmontable pour cette doctrine, comme pour celle du libre arbitre entendu au sens vulgaire, c’est qu’un être libre est un être absolu, et que la pluralité de l’absolu est quelque chose de tout à fait incompréhensible. En posant l’absolu notre raison le pose comme unique. Comment d’autres absolus peuvent-ils coexister avec celui-là, et quels rapports ont-ils avec lui ? Voilà ce qu’il nous est impossible de comprendre. Et que l’on ne dise pas que tous ces absolus ne le sont pas au même degré, que ce sont des absolus relatifs, car des degrés dans l’absolu et une limitation de ce qui est absolu ne sont pour la raison qu’une énigme, ou plutôt, qu’un scandale de plus. Il faut donc, même après qu’on en a fait un noumène, renoncer à dire comment la liberté est possible. Il faut renoncer également à rendre compte des formes particulières sous lesquelles elle se détermine. Dans cette région supérieure des noumènes où est la raison première de notre être, comment un libre vouloir combiné avec une infinité de vouloirs semblables limitant le premier, et se limitant tous les uns les autres, engendre-t-il tout ce tissu d’actes divers, d’événements de toutes sortes, de joies et de souffrances qui s’appelle une destinée ? Ce sont là des questions qui, comme toutes les questions d’origine et de fin, passent non seulement la science, mais la métaphysique elle-même, parce qu’elles passent notre intelligence,