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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/636

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nature anémique au fatalisme de la chair… Ce n’est pas tant à la puissance génératrice qu’il s’agit ici de faire équilibre qu’à l’entraînement érotique. »

Nous voici loin de Malthus : nous n’avons plus à comparer des choses incommensurables, comme dans la théorie du savant anglais, une tendance organique et un fait empirique mal défini ; tous les termes du problème sont ramenés à des formules psychologiques ; l’équilibre, impossible sans subterfuges, devient chose intelligible et désirable. L’homme, transfiguré par la justice, s’affranchit de l’instinct ; il conçoit, il aime la chasteté[1], « forme suprême de l’amour et qui est chez la femme la liberté et la dignité même ». On arrive à regarder comme l’idéal de l’humanité une congrégation de Saints[2], chez lesquels la population ne s’accroît que dans des limites compatibles avec les conditions de l’industrie.

Quelle sera la situation de l’homme dans cet état théorique ? Sera-t-il comblé de biens, trouvera-t-il sur ses pas une suite indéfinie de plaisirs et de jouissances, comme Fourier le promettait à ses disciples ?

La statistique prouve que, dans tous les pays, la moyenne du revenu permettrait, tout au plus, de vivre dans l’état que les anciens appelaient la médiocrité. Cette moyenne augmente par le progrès des machines ; la répartition peut être faite d’une manière plus équitable qu’aujourd’hui ; mais le résultat ne saurait changer. Qu’à certaines époques, de grandes découvertes, une meilleure utilisation des produits naturels, viennent donner l’illusion temporaire de la richesse, bientôt la population s’accroît ; et souvent elle augmente avec une intensité plus grande que la richesse ; alors le pays favorisé redevient pauvre. Ce n’est pas à dire qu’il retourne au point de départ[3]. « Il y a une amélioration dans la vie individuelle. Mais en quoi consiste-t-elle ? Du côté de l’esprit, dans le développement du savoir, de la justice, de l’idéal ; du côté de la chair, dans une culture plus choisie, en rapport avec la culture donnée à l’esprit[4]. » — « L’humanité, croissant en intelligence, en vertu et en grâce, comme dit l’Évangile, mais ne gagnant toujours que le pain quotidien du corps et de l’âme, reste matériellement toujours pauvre. »

Cette pauvreté est le mobile de tous nos progrès ; le travailleur n’invente et ne s’ingénie que sous l’aiguillon de la nécessité ; tous

  1. Op. cit., t.  I, p. 347.
  2. « Ou l’humanité doit devenir par le travail une société de saints, ou bien, par le monopole et la misère, la civilisation n’est qu’une immense priapée. » (Contradictions, etc., t.  II, p. 390.)
  3. La guerre et la paix, t.  II. p. 140.
  4. Op. cit., t.  II, p. 135.