Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 38.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque la pensée veut dépasser l’expérience, on se trouve en présence d’un jeu de l’imagination qui, scientifiquement, est injustifié et par suite sans valeur. S’il en est ainsi, la science devrait se borner à la description des phénomènes. Le tort de cette justification relative de l’idéalisme, c’est d’opposer à une pensée pure, exempte de tout élément expérimental, une expérience pure, exempte de toute élaboration intellectuelle. Car tout ce que l’on nomme expérience n’est qu’un tissu extraordinairement complexe de sensations et de combinaisons de sensations transformées par la pensée. Sans ce travail de la pensée la chaine des expériences n’offre rien qui mérite le nom de connaissance : elle n’est qu’un rêve triste et insensé. Le positivisme est la banqueroute de la connaissance, le désespoir de la science en soi sous le drapeau de l’esprit scientifique le plus élevé.

Examinons de plus près l’idéalisme transcendantal conséquent. Il exclut, avons-nous dit, toute signification positive et toute valeur transcendantale de la catégorie de la chose en soi. Il se limite absolument à la sphère de la conscience ou de l’immanent. Sous cette forme de l’idéalisme, le contenu de la conscience ne se distingue pas du rêve : il n’y a aucune différence entre le moi dans la veille et le moi dans le sommeil : ce ne sont que des modifications d’un seul et même rêve. L’idéalisme transcendantal conséquent est un illusionnisme absolu. Il nous présente un rêve (Lebenstraum) qui n’est ni substance, ni accident, qui est insubstantiel et inconditionné, rêve unique et qui n’a qu’un seul point de départ. Ce rêve, en tant que changement d’images, se passe dans le temps et, comme il est un absolu, il est démontré par là qu’en un certain sens il renferme en lui la forme du temps : il est temporel aussi bien par rapport à sa forme que par rapport à son contenu. Comment s’explique la causalité, la régularité des phénomènes dans cette hypothèse ? L’idéalisme ne l’explique pas ; il la prend comme un fait et l’appelle une causalité immanente. Mais ainsi il transforme les objets de perception en choses en soi. Aussi peut-on appeler l’idéalisme transcendantal un réalisme naïf retourné (umgekrempelt).

Or cette conception offre une difficulté : les objets de perception, choses en soi immanentes, continuent à exister même quand il n’y a plus perception ; comment continuent-ils à exister ? La seule hypothèse possible pour l’idéalisme, c’est d’admettre qu’ils demeurent en nous absolument inconscients : mais cette hypothèse est inadmissible parce qu’elle est en contradiction avec les concepts de sensation et de perception. Enfin l’idéalisme conséquent forme la base la plus défavorable que l’on puisse imaginer pour servir de support à la conscience morale et à la conscience religieuse, comme pour les développer. Il exercera rapidement sur elles une action destructrice en mettant à nu les racines d’où elles tirent leurs forces vitales, à savoir la foi en une vérité transcendantale de nos perceptions, la croyance en un Dieu et en un homme réels et transcendants.