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organiques qu’elles déterminent en nous ; mais comme seules les représentations peuvent devenir des objets de connaissance et être regardées en quelque sorte du dehors, c’est d’elles seules que nous avons une conscience distincte et claire ; elles rejettent dans l’ombre et nous empêchent d’apercevoir nettement tout cet ensemble de tendances, d’impulsions motrices et de désirs qui vivent obscurément au fond de nous-mêmes et d’où procèdent nos actes.

M. Payot a eu le très vif sentiment des difficultés du sujet qu’il a abordé, mais il ne semble pas que ce soit à leur vraie cause qu’il les assigne. Il s’en prend de l’obscurité qui enveloppe encore pour nous quelques-unes des lois les plus importantes de la volonté à deux théories auxquelles il attribue un sens et une portée qu’elles semblent n’avoir point en réalité. La première « consiste, dit-il, à regarder le caractère comme un bloc immuable sur lequel nous n’avons nulle prise. » C’est d’après lui la doctrine commune de Kant, de Schopenhauer, de Spencer et de Taine. On pourrait aisément répondre que lorsque Kant a transporté du monde des phénomènes dans le domaine nouménal les actes de liberté pure sur lesquels se fonde la moralité, il n’a point entendu dire que l’éducation fût sans prise sur les mobiles sensibles de l’activité humaine : l’on n’en saurait du reste fournir de meilleure preuve que son traité même de Pédagogie, où une large part est faite à l’éducation du caractère. Cette nécessité qui enchaîne les uns aux autres nos actes, ce n’est point une nécessité fatale, c’est la loi même du déterminisme des faits de conscience, que M. P. n’aurait garde de contester. Schopenhauer n’a fait que mettre sous une forme précise et ingénieuse à la fois, une vérité de sens commun et j’ose même dire une sorte de truisme, à savoir que les tendances égoïstes ou cruelles d’un homme ne peuvent le porter d’elles-mêmes à être compatissant et désintéressé. On ne parvient à lui faire accomplir des actes en contradiction apparente avec ses tendances maîtresses que s’ils sont en conformité réelle avec elles et qu’on le lui prouve ; la chose apparaît clairement chez ces fous moraux en qui elles existent seules. Mais chez la majorité des hommes d’autres instincts coexistent avec elles, auxquels il appartient à l’éducation de donner la prédominance. En réalité ce sont les tendances dominantes qui enchaînent les autres et les contraignent à ne point agir, et l’on reste durant toute sa vie ce que l’on a été en ces premières années, à moins qu’une éducation systématique ou un concours fortuit de circonstances ne soit venu vous modifier du dehors. Que Schopenhauer, entraîné par cette amertume contre les hommes qui était en lui et ce besoin d’artiste qui lui faisait simplifier et épurer les types qu’il décrivait, ait présenté les hommes comme plus difficiles encore à modifier qu’ils ne le sont en fait, ce n’est point douteux, mais il n’y a pas là de théorie qui vaille qu’on parte en guerre contre elle. Spencer montre que l’éducation ne peut que faiblement modifier les tendances héréditaires, mais il n’a jamais déclaré l’éducation impuis-