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Il manquera certes quelque chose. Mais ce quelque chose est l’élément) intraduisible de toute vraie poésie. Et ce quelque chose est précisément d’ordre étranger à la pensée proprement dite. Un « état d’âme » et une « pensée », cela fait deux.

Poursuivons : « La faculté de penser avec les sons, ignorée des musiciens primitifs, est sortie d’une longue culture du sens artistique, à la suite d’une évolution qu’on peut résumer ainsi : les premières formes musicales créées par l’homme ont été imitatives et descriptives ; une fois constituées et fixées par la tradition, il est arrivé un moment où. on les a considérées en elles-mêmes, en oubliant ce qu’elles représentaient d’abord ; elles ont été dégagées de toute attribution concrète, quoique gardant l’empreinte des émotions qui les avaient provoquées, comme une draperie de dessous laquelle on aurait enlevé la statue et qui, cependant, conserverait les plis formés autrefois par un corps qu’elle recouvrirait. La raison s’est emparée alors de ces formes mélodiques, et, les trouvant appropriées à la pensée par leur immatérialité, y a versé peu à peu sa propre substance… » (p. 136).

Voilà qui est assurément ingénieux, plus ingénieux qu’intelligible peut-être. Car la dernière phrase de ce texte ne signifie absolument rien. Et la comparaison tirée du voile qui garde l’empreinte de la statue n’est qu’une jolie comparaison. Que les premières formes musicales aient été imitatives, il se peut. Mais de quoi ont-elles été imitatives ? On le voudrait savoir. Est-ce du chant des oiseaux, du bruit de la foudre ? Et jusqu’a quel degré l’ont-elle été ? Il importerait de nous renseigner, non pas peut-être sur ce qui fut (on l’ignore), mais sur ce qu’on croit avoir été. M. Combarieu a entendu des airs populaires, de ces airs sans nom d’auteur, que se transmettent, de génération en génération, les habitants d’un pays, sans pouvoir dire l’âge de ces mélodies. Je connais, pour ma part, pas mal de chants bretons. En général, ces chants sont courts : la mélodie n’y est pas développée comme chez les symphonistes allemands. Elle comprend deux phrases de quatre mesures. Mais si je m’attache à ces phrases, je n’y trouve ni plus ni moins de pensée, ni plus ni moins de « substance rationnelle » que si je m’applique à étudier telle ou telle phrase de Beethoven. En quoi le thème de Ah ! vous dirai-je, maman ! est-il plus ou moins pensé que le thème varié du Septuor ? Je ne prétends pas les mettre sur la même ligne. Je prétends seulement que la catégorie de la pensée est étrangère à l’un et à l’autre.

À moins que par « penser en musique » M. Combarieu n’entende « phraser une mélodie » ? Encore une fois non. Car la mélodie et la phrase musicale sont contemporaines l’une de l’autre. Et notre auteur soutient que la pensée musicale est venue envahir la mélodie. Figurez-vous des sons émis par la voix et devenus des mots par l’effet d’une lente évolution. Ainsi fait l’enfant. Tout d’abord il joue avec son organe vocal ; plus tard, il « s’en servira ». Mais quand il s’en servira je m’en apercevrai. Je pourrai traduire sa pensée à l’aide d’autres termes. Je