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A. SCHINZ. morale et déterminisme


et nous ridiculisons ceux qui ne savent pas pourquoi ils aiment mieux ceci que cela ; nous nous retrouvons toujours devant le même dilemme ou bien ce sentiment qui serait juge est différent chez chacun et alors à quoi bon donner des raisons, ou bien il est le même chez tous et alors pourquoi y a-t-il si souvent des divergences, pourquoi l’un n’accepte-t-il pas le sentiment d’un autre ; en un mot pourquoi invoquer des raisons qui parlent à l’intelligence pour faire prévaloir une opinion, alors que c’est pourtant le sentiment qui doit prononcer et que le sentiment diffère de qualité avec l’intelligence c’est comme si un homme voulant acheter une vache, allait exiger que l’animal dont il désire faire l’acquisition, présente les qualités requises légitimement chez un cheval. C’est autant dans la nature du sujet ou de l’intelligence d’éprouver de l’intérêt pour quelque chose de supérieur que de déclarer seulement cette supériorité et nous arrivons à ce résultat fort important que le sentiment moral, c’est-à-dire le sentiment de plaisir devant le bien et il serait aisé d’établir qu’il en est de même de tous les autres états que l’on range sous le nom de sentiments n’est pas du tout d’une autre nature, ne diffère pas qualitativement de l’intelligence le sentiment moral est un moment ou prolongement de l’intelligence, ou si l’on veut un de ses effets pas plus on ne peut éprouver de l’intérêt ou du plaisir devant quelque chose qui vous laisse indifférent, pas plus on ne peut être indifférent à ce qui vous inspire intérêt ou plaisir. C’est un fait trop évident pour faire l’objet d’une longue démonstration, que la civilisation ou la culture intellectuelle des peuples marche de pair avec le développement progressif des idées morales ; ces dernières sont en outre intimement liées à la première ; elles en dépendent ; car tout ce que nous pensons et voulons (dans le domaine moral), nous devons auparavant le connaitre (domaine intellectuel) ; il n’est nullement besoin non plus d’admettre des lois de l’intelligence


1. Comme on nous contestera peut-être ce passage de l’intelligence au sentiment, nous donnons ici la série des propositions s’enchaînant les unes aux autres pour opérer ce passage Le sujet = ce qui perçoit. Ce qui perçoit = l’intelligence, d’où Sujet==intelligence. Le sentiment est un état du sujet, et le sentiment est perçu, d’où le sentiment = le sujet se connaissant lui-même (ou l’intelligence réfléchissant sur elle-même). L’intelligence se perçoit jugeant (elle sait qu’elle sait, = conscience), c’est-à-dire l’intelligence se sait percevoir ceci supérieur à cela, déclarer ceci supérieur à cela. L’intelligence se déclare donc préférant ceci à cela. Or se déclarer préférant = déclarer la cessation de l’indifférence du sujet. Et, le fait de savoir cette cessation, on la conscience de cette cessation = sentiment de préférence (ou d’intérêt).

Il est clair que nous aurions pu établir de même la naissance du sentiment d’aversion ou d’indifférence. Nous définissons donc le sentiment en général l’état du sujet connaissant son appréciation du terme à juger, ou l’état du sujet (ou de l’intelligence) tourné vers l’objet à juger.