Il faut avouer que le métier d’honnête homme, qui n’a jamais été
des plus faciles, est devenu de notre temps particulièrement malaisé.
Pour faire son devoir, il faut d’abord le connaître ; et comment le
reconnaître dans cette extraordinaire confusion des idées morales
qui caractérise notre époque ? De toutes parts on se jette pêle-mêle
à la face les mots de bien et de justice, de devoirs et de droits, et,
dans la lutte ardente, acharnée, exaspérée par les passions politiques
et religieuses, ces mots antiques, d’apparence respectable, semblent
avoir perdu toute valeur et toute signification précise. Le patriotisme,
chanté par les poètes, exalté par les orateurs, est-il un devoir
sacré, ou un crime de lèse-humanité ? La famille est-elle l’école de
toutes les vertus, publiques et privées, ou la source d’un monstrueux
égoïsme collectif plus dangereux encore que l’égoïsme individuel ? La propriété est-elle un droit imprescriptible, ou un vol fait
à la communauté ? La tolérance entin, cette prétendue conquête du
xviiie siècle, est-elle une vertu dont la pratique s’impose, ou bien
au contraire une faute et un crime, une faute parce qu’elle comprori-tet
l’unité morale et par conséquent la stabilité de l’État, un
.crime parce qu’elle retarde indéfiniment l’avènement du règne de
~a vérité ? En face des problèmes qui se posent et se multiplient la conscience hésite et se trouble, le scepticisme s’étend et fait chaque jour des progrès inquiétants.
Cette incertitude de la pratique, dont l’éducation subit nécessairement le contre-coup dangereux, a en réalité sa cause principale dans l’état de confusion et d’anarchie où se trouve actuellement la morale spéculative. Les antiques doctrines, plus ou moins heureusement rajeunies, mais ou survit en somme l’esprit métaphysique et religieux d’un autre âge, sont profondément ébranlées ; et les doc-