Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nation. Cela est vrai surtout dans les classes de la société où l’esprit de société, l’esprit de conformisme et l’esprit de groupe sont le plus forts. Là, l’individu est à chaque instant l’esclave de son groupe, de sa caste, de sa classe. Cela resterait vraisemblablement vrai dans une organisation sociale entièrement étatiste et fonctionnariste, puisque nous voyons le souci de la considération et du cant dominer de préférence aujourd’hui dans les cercles du monde fonctionnaire.

Ce sont de tels préjugés utiles au groupe, que l’éducationisme social et moral veut nous faire passer subrepticement sous le couvert des Impératifs moraux kantiens ou autres. Mais il est aisé de voir que telle association d’idées qui sera une vérité au point de vue du groupe par la raison qu’elle lui sera utile, sera au contraire un mensonge au point de vue de l’individu par la raison inverse qu’elle est pour lui une cause de crainte, de tremblement devant autrui, une entrave morale de tous les instants.

Il y a dans tout système d’éducation un principe de suggestion bovaryque[1], c’est-à-dire illusionniste, au moyen de laquelle l’éducateur superpose à la personnalité innée de l’individu, une personnalité factice plus ou moins en harmonie avec le vœu vital du groupe. C’est cette personnalité factice, ce moi apparent et social qui opprime et écrase le moi réel.

En définitive les vérités sociales et morales ne sont que des mensonges utiles au groupe, mais en revanche plus ou moins oppressifs pour l’individu. Une longue habitude héréditaire a consacré ces mensonges. Aujourd’hui l’individu ne peut plus ou n’ose plus les révoquer en doute ; en tout cas il ne peut sans danger s’insurger contre elles. La vérité, c’est le mensonge convenu et devenu obligatoire au nom de l’intérêt vital du groupe. « Ce que nous appelons vérité, dit Nietzsche, est une erreur fixée et reconnue spécifiquement utile ; être véridique, c’est mentir avec le troupeau (herdenweise lügen). »

Ces objections, dira-t-on peut-être, valent contre un empirisme moral traditionnel et routinier. Elles ne valent pas contre un éducationisme rationaliste qui se propose de déterminer scientifiquement l’exacte vérité sociale et morale.

La question est de savoir s’il dépend de la Raison et de la Science de réaliser ici l’accord entre le vœu vital du groupe et le vœu vital de l’individu. Établir au nom de la Raison et de la Science un conformisme moral et social entre ses membres, tel est le vœu du groupe. Mais à ce vœu la spontanéité des sensibilités individuelles

  1. Voir le très curieux livre de M. Jules de Gaultier, Le Bovarysme, édit. du Mercure de France.