Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 59.djvu/173

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les cas, il est une catégorie de philosophes auxquels il est tout à fait interdit de s’en effaroucher, ce sont ceux que ne satisfait pas le pur nominalisme, ceux qui n’admettent pas que les idées générales ne soient que des flatus vocis. Que ces philosophes aient raison pour le fond, c’est, à ce qu’il nous semble, incontestable ; car s’il n’y a en nous que des images particulières, il n’existe ni science ni pensée. Les idées générales sont donc quelque chose ; mais quel genre de réalité leur donnerons-nous ? Faudra-t-il les considérer comme existantes au même sens que les objets matériels ? Ce serait absurde, et il est clair qu’à le prendre ainsi le nominalisme est entièrement dans le vrai contre le réalisme. Il faut donc reconnaître que l’être d’une Idée n’est pas celui d’un phénomène sensible, et que la différence n’est pas seulement de degré, — car au sens de l’expérience il n’y a pas de degré entre être et n’être pas — mais de nature. Et comme on veut que l’être véritable soit celui des Idées, non celui des phénomènes, — cela c’est le réalisme même — on serait évidemment mal venu à dire qu’une doctrine qui refuse à Dieu et à l’âme l’existence empirique en en faisant de pures Idées est une doctrine qui supprime Dieu et l’âme.

Pourquoi donc, même chez des antinominalistes, l’esprit demeure-t-il souvent si réfractaire aux Idées ? La cause en est dans la vie et dans l’action. Agir sur un objet c’est toujours le mouvoir. Or, dans le mouvement qu’on reçoit du dehors, l’âme et l’Idée n’ont point de part. Un homme qui fait une chute tombe selon la même loi qu’une pierre, et, en tant qu’il tombe, n’est qu’une pierre. Dans nos rapports avec les objets extérieurs, tout ce qui fait leur être et leur vérité, à savoir l’Idée qu’ils réalisent à leur manière, disparaît donc à nos yeux, puisque c’est uniquement comme choses, c’est-à-dire comme inertes, bruts et morts, qu’ils tombent sous nos prises et donnent lieu à notre action. De là la formation en nous d’une habitude d’esprit utile pour la pratique, mais qui peut devenir mortelle pour la spéculation et pour la pensée. Parce que, par rapport à nous, les choses effectivement ne sont que des choses, nous voulons qu’en elles-mêmes elles ne soient que des choses encore ; et nous excluons d’elles ce qui pourtant fait toute leur consistance, ce sans quoi elles seraient inaptes même au rôle effacé d’inertie absolue que nous leur faisons jouer. Et cette habitude devient si forte que nous portons le chosisme jusque dans nos conceptions de l’âme et de Dieu, en créant sous le nom de « pur esprit » une matière incorporelle, et que nous considérons l’Idée comme rien parce qu’elle est le contraire de la chose. On prétend rejeter le matérialisme ; en fait on le porte partout avec soi. Il y a du matérialisme inconscient à faire de