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transparaît la passion : tantôt une passion contenue et voilée de mélancolie comme chez Heine, tantôt une passion violente et indomptée qui se manifeste comme chez Swift (ambition déçue) par une verve indignée et vengeresse.

À un autre point de vue, on pourrait distinguer peut-être une ironie spontanée, inconsciente, et une ironie réfléchie, consciente. Cette dernière est la seule, à vrai dire, qui semble au premier abord mériter le nom d’ironie. Car ce qui caractérise l’ironie, c’est une intellectualité très lucide, très consciente des choses et d’elle-même. Toutefois n’oublions pas que le trait essentiel de l’ironie se trouve dans cette dualité de pensée que nous avons dite, dans cette Doppelgängerei qui scinde l’être conscient en deux parties, qui le brise, le désagrège, le rend multiple et inconsistant à ses propres yeux. Or, cette dualité peut exister chez un être humain à l’état spontané et latent avant de passer à l’état de pleine conscience. M. A. Gide a donné, dans son roman l’Immoraliste, une curieuse peinture d’un cas pathologique d’une âme en voie de désagrégation ou plutôt en voie de transformation et de mutation, qui se joue d’elle-même, de ce qu’elle est et de ce qu’elle possède ; qui détruit peu à peu tout ce qui fait sa vie, par une sorte d’ironisme en action qu’elle pratique inconsciemment.

Signalons enfin une dernière distinction possible entre les variétés de l’ironie. On pourrait distinguer de l’ironie proprement dite, qui est un état d’intelligence et de sensibilité, une sorte d’ironisme pratique qui consiste à ériger l’ironie en méthode de vie, à porter l’ironie dans la vie courante et dans ses rapports avec les hommes. Un écrivain belge, M. Léon Wéry, définit ainsi l’ironie comme méthode de vie : « La vie en ironie accentue et parfait l’esthétisme de l’ironie latente. Elle réalise une vivante œuvre d’art. Elle joue, non plus avec des pensées pures, mais avec les chairs et les os qui donnent un corps aux pensées. L’ironiste devient un dramaturge de la vie même[1]. » Mais, suivant nous, l’ironie ainsi entendue se confond plutôt avec ce cynisme dont Julien Sorel reste le type. L’ironie est essentiellement une attitude contemplative ; elle recouvre un fond philosophique : le pessimisme. Hamlet en reste le type.

Il resterait à apprécier l’ironie et à indiquer son rôle possible dans la phase intellectuelle et morale que nous traversons. Les avis sont naturellement très partagés. Les intelligences vives, nuancées, multilatérales, sont enclines à regarder le simplisme de

  1. Léon Wéry, De l’Ironie, Le Thyrse, août 1904.