Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/16

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ment nécessaire pour démontrer que telle fin est préférable à telle autre, au point de vue de l’individu ou au point de vue de la société. Il faudra établir une échelle de valeurs. La science des mœurs, par dé8nition, est hors d’état de le faire. Sa fonction unique est d’analyser la réalité donnée. En sorte que, en l’absence de la morale théorique qu’elle prétendait remplacer, cette science des mœurs restera inutilisable. La morale théorique actuelle essaie au moins de déterminer le fondement de l’obligation morale, l’objet suprême de notre activité, les rapports des ,tendances égoïstes et des sentiments altruistes. La science des mœurs n’en fait rien. Supposons-la achevée elle ne nous est d’aucun secours en présence de ces problèmes. Mais si elle ne nous sert pas à les résoudre, nous ne pouvons pas non plus nous servir d’elle car, pour l’employer, nous devrions d’abord savoir à quoi. L’objection est spécieuse. Elle exprime, sous un aspect nouveau et saisissant, le trouble que produit la substitution de la science des mœurs à la morale théorique, et les difficultés d’une transition qui n’est pourtant pas aussi brusque qu’elle peut le paraître. Ici encore, l’histoire de la philosophie et des sciences nous fournira une analogie précieuse. Quand les sciences positives de la nature physique se sont définitivement substituées à la spéculation dialectique qui les avait précédées, en ont-elles accepté l’héritage entier ? Ont-elles repris à leur compte, sous une forme nouvelle, tous les problèmes auparavant agités ? Certes non. De ces problèmes, elles ont retenu seulement ceux qui relevaient de la méthode expérimentale et du calcul. Quant aux autres, aux problèmes transcendants, elles les ont considérés comme hors de portée, et elles se sont abstenues d’y toucher. Mais elles n’ont pas nié pour cela qu’ils existassent, ni interdit à une autre sorte de spéculation de les aborder. De quel droit, au nom de quels principes l’auraient-elles fait ? Le physicien ne spécule pas sur l’essence de la matière ou de la force, ni le biologiste sur l’essence de la vie mais tous deux reconnaissent qu’il est loisible au métaphysicien de s’y risquer. Un processus semblable de différentiation se produit lorsque les sciences de la nature morale remplacent la spéculation dialectique. Ces sciences, positives par la conception de leur objet et parla pratique de leur méthode, ne retiennent pas non plus tous les problèmes traités par cette spéculation. Mais elles ne prononcent pas une sorte d’interdit sur ceux qu’elles abandonnent. Pourquoi se donneraient-elles l’air de mériter le reproche que fait J. S. Mill à Auguste Comte, de ne pas vouloir laisser de questions ouvertes ? Libre à la métaphysique, ou, si l’on nous permet le mot,