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Que les instincts baissent, que la fatigue, la vieillesse ou la dépression nerveuse viennent les émousser, c’est alors la société qui triomphe et tous les freins qu’elle a si péniblement créés fonctionnent sans peine pour cette conscience qui, ne désirant plus rien, ne peut plus commettre une faute.

C’est l’état favorable à l’éclosion des remords, si à la dépression s’ajoutent l’hésitation mentale qui crée les idées fixes et les crises plus ou moins sourdes d’angoisse. Alors tous les préjugés sociaux déferlent sur l’âme en détresse pour la submerger ; elle a des remords, elle les tourne et les retourne pour y chercher sa pâture.

Le remords est donc le signe que les préjugés sociaux, ou si l’on préfère nos habitudes morales, l’ont emporté sur nos instincts et, cette victoire se produisant surtout pendant les périodes de dépression, on pourrait, semble-t-il, arriver à cette conclusion que la vie saine est naturellement immorale, tandis que la maladie, la faiblesse et la moralité s’associent naturellement.

Ce serait une conclusion hâtive et simpliste contre laquelle protesteraient bien des faits.

Et tout d’abord, je l’ai déjà dit et je le répète, les âmes sujettes au remords ne sont pas plus morales que d’autres si la moralité consiste surtout dans la bonne conduite, l’intention bonne et l’adaptation au milieu social. Ce sont des âmes hésitantes, inquiètes, tournées vers l’hypocondrie morale plutôt que vers l’action, et ce serait une erreur de prendre leurs scrupules et leur inquiétude pour les signes d’une moralité particulièrement sévère.

De plus on aurait de tort de croire que la dépression n’atteignant que les tendances égoïstes, la vie animale est diminuée au profit de la vie sociale et l’égoïsme au profit de l’altruisme, pendant les crises de remords.

En réalité, toutes les inclinations égoïstes et altruistes sont également atteintes, et l’âme tout entière est diminuée. J’ai dit que Marie triste est indifférente à la faim, à la soif, et aux affections de famille, mais elle est également fermée à la bonté, à la charité, à l’amour sur toutes ses formes, et quand la période d’excitation réveille chez elle l’égoïsme, elle réveille en même temps toutes les inclinations supérieures de dévouement et de bonté.

Même observation à faire pour Augustine, pour Henriette, pour S. et pour tous les mélancoliques et déprimés qui me sont passés sous les yeux depuis dix ans ; ils sont fermés à toute espèce de sentiments généreux.

Et s’il survit encore quelque chose de leur vie affective ruinée, c’est