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métrie dérivait de l’expérience. Cela paraissait vrai parce que l’on connaissait seulement la géométrie d’Euclide, et cela reste vrai historiquement. Mais depuis les démonstrations de Lobachewsky et de Riemann, rien n’est plus faux pour le géomètre il sait maintenant construire une infinité de géométries toutes également exemptes de contradiction, toutes égales par conséquent au point de vue mathématique.

Que dire de la science des nombres et des grandeurs ? Elles supposent l’existence d’unités. L’unité mathématique est simple, homogène, stable, et on peut l’isoler ; or les progrès des sciences nous montrent que tout objet est composé, variable, discontinu, de structure complexe, et en échange perpétuel de modifications avec son milieu.

Le même désaccord entre la connaissance mathématique et la connaissance objective apparaît dans des cas plus particuliers. Ainsi l’expérience dément qu’il y ait des grandeurs incommensurables. Prenez un appareil de mesure qui vous permette d’apprécier des fractions de l’unité aussi petites que vous voudrez, le micron (millième de millimètre) par exemple. Appliquez cet appareil au côté d’un carré puis à la diagonale de ce carré, vous connaîtrez ainsi ces deux longueurs, chacune avec la même approximation de quelques dixièmes de microns en plus ou en moins, et vous obtiendrez toujours un résultat analogue, si loin que vous arriviez à pousser la division de l’unité de mesure. Autrement dit vous pourrez toujours expérimentalement mesurer le côté d’un carré et sa diagonale avec le même mètre. Les mathématiques prouvent au contraire que si vous pouvez mesurer le côté d’un carré avec une certaine unité vous ne pourrez pas en mesurer la diagonale avec la même unité. Quant aux grandeurs imaginaires, elles n’ont aucun rapport, fût-ce imaginaire, avec l’expérience. Enfin l’instinct, l’intuition, fruits d’une expérience héréditaire, .semblaient nous montrer qu’on pouvait toujours appuyer un élément de droite contre une courbe sans la lui faire pénétrer, et cela dans une région quelconque de la courbe, parce qu’on peut toujours appuyer à plat un morceau de règle suffisamment court sur les parties convexes d’un corps quelconque algébriquement on disait « toute fonction continue a une dérivée ». Or on a découvert des fonctions continues sans dérivées, des courbes sans tangentes. Hors des mathématiques elles ne représentent rien, ou l’on pourrait façonner des solides dont les convexités seraient intangibles pour le plat d’une règle.

Ainsi plus les mathématiques progressent, plus se creuse l’abîme